Le mouton noir
le moins quâelle puisse faire! sâindigna un troisième. Elle a si bien travaillé lâintendant quâelle a eu sa part du gâteau. Son mari va maintenant faire le reste.
Lâordonnance fit rapidement son effet: la farine devint de plus en plus rare, ce qui provoqua lâaugmentation des prix. Les soldats commandaient beaucoup de nourriture, ce que fit que les denrées se raréfièrent. Les prix des aliments grimpèrent de vingt-cinq à quarante pour cent. Le lait doubla de prix, celui des Åufs tripla. Tout cela ne me rappelait que trop bien lâépoque de lâintendant Bégon. Lâun avait-il appris de lâautre?
Chapitre 50
Tout le monde en pâtit
Il y avait maintenant près de dix ans que je travaillais auprès du secrétaire de lâintendant. Ce que je raconte ne doit pas faire oublier que le pays était en pleine guerre depuis plusieurs années. Les Anglais avaient résolu de conquérir la Nouvelle-France. Ils sâétaient dâabord emparés de lâAcadie et, pour sâassurer de ne pas avoir de troubles avec les habitants, ils avaient décidé de les déporter. Ils ne mirent pas de gants blancs pour exécuter leur projet.
Après avoir été laissés pour compte sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, certains Acadiens gagnèrent les bois et remontèrent jusquâà Québec. Ils nous apprirent de quelle façon les Anglais sâétaient comportés à leur égard. Je revois encore le dénommé Savoie, un beau vieillard, nous raconter, à Huberdeau et moi, dans son langage savoureux:
â Le gouverneur de la Nouvelle-Ãcosse, ce mécréant menteur, nous a invités à une réunion. Il savait que nous voulions rester neutres.
â Rester neutres, dit Huberdeau, ça voulait dire que vous ne vouliez pas vous soumettre au roi dâAngleterre?
â En plein ça! On nous a fait venir pour écouter ce que le roi avait à nous dire.
â Où se tenait votre réunion?
â Dans lâéglise. Une fois quâon a tous été là comme des morues dans les filets, ils nous ont fait prisonniers.
â Ils vous ont mis en prison?
â Oui, mais dans des vaisseaux. Ensuite, ils nous ont menés le long des côtes de Virginie et de Nouvelle-Angleterre et là , ils nous ont lâchés comme des veaux en pleine nature avec rien, à la différence que les veaux peuvent manger du foin, mais pas nous autres. Nous, on a pu remonter jusquâicite, mais y en a ben qui sont morts de misère en chemin.
Cet épisode était bien triste. Il fut suivi de plusieurs autres semblables. Au début, les troupes du général Montcalm parvinrent tant bien que mal à empêcher les Anglais de nous envahir, mais nous sentions bien quâils se faisaient de plus en plus menaçants. Ils apparaissaient un peu partout et ne manquaient pas de créer des brèches dans nos défenses.
â Penses-tu, me dit Huberdeau, que la guerre fatigue Bigot et sa bande? Pas en toute, même que ça les arrange.
â En quoi?
â Ãa leur permet de multiplier les moyens de faire des sous sur le dos du peuple et aux dépens du roi de France.
Il avait raison, car je crois bien que ce fut au cours de cette période de troubles quâils remplirent le plus leurs goussets, sâenrichissant comme jamais par toutes sortes de stratagèmes. Sous prétexte de nourrir les soldats et de les approvisionner en armes et en munitions, ils sâévertuèrent à contrôler tout ce qui entrait de marchandises au pays. Ils sâaccaparèrent le tout et le revendirent à leur profit jusquâà vingt-cinq fois sa valeur. Il était évident que ça faisait le bonheur de Bigot, car, par des ordonnances, il encourageait ces détournements et les amplifiait, ce qui augmentait dâautant sa fortune. Tout cela je lâappris plus tard et je dirai dans quelles circonstances.
Je continuais mon travail auprès du secrétaire Deschenaux. Les copies de documents se multipliaient et il mâen confiait de plus en plus qui me semblaient comporter des éléments compromettants. Je ne manquais pas dâen faire copie pour mes dossiers et le soir venu, je les lisais à Justine. Ce fut ainsi que je tombai sur la liste des denrées déchargées dans les magasins de
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