Le mouton noir
lâa accueilli. Réunion au sommet chez lâintendant. Pendant cette réunion sont venus les commis Estèbe et Lamaletie.» Le lendemain, ceci: «Nous apprenons que les sieurs Estèbe et Lamaletie désirent vendre leur magasin. Il paraît quâils ont liquidé un bon nombre de marchandises.» Une semaine plus tard, cela: «Les sieurs Bigot, Péan et Varin ont acheté le magasin qui, comme par magie, sâest tout à coup rempli des marchandises achetées par lâintermédiaire de Bigot sur les réserves de lâÃtat. Il y a anguille sous roche.»
Pendant que ces canailles affamaient le peuple, je savais que leurs bourses engraissaient à vue dâÅil. Jâavais beau me démener pour tenter de comprendre leur micmac, je nây parvenais pas, jusquâau jour où entra dans le jeu le munitionnaire Joseph Cadet. Il ne se présenta dâabord comme un négociant à lâachat de bestiaux pour son oncle. Il nây avait quâun fournisseur pour le roi à Québec, le sieur Dolbec. Lui seul avait le droit de débiter du bÅuf dans la Haute-Ville, tandis que dans la Basse-Ville, le seul qui y était autorisé était le sieur Dupont. Jâappris par Huberdeau une chose étonnante:
â Sais-tu que Cadet a obtenu la fourniture de la viande pour lâÃtat et le privilège exclusif de la boucherie publique?
â Je lâignorais.
â Il détient le monopole sur tout ce qui touche la vente de viande. De plus, il vend de la farine, du vin et de lâeau-de-vie, sans compter quâil fait le commerce de toutes sortes de marchandises avec la France. Nous sommes menés par une belle racaille.
Jâavais remarqué, dans une lettre que jâavais eu à transcrire, avant le voyage de Bigot et de Péan en France, que Cadet offrait au ministre de la Marine de fournir toutes les vivres dont le roi avait besoin pour ses soldats et ses administrateurs. Il nây avait apparemment pas eu de suites à sa demande. Il revint à la charge, car passa sous mes yeux une autre demande de sa part en ce sens. Il offrait de fournir la ration dans les forts et les villes, de même que les denrées et les boissons dont le roi avait besoin à ces divers endroits pour ses soldats. Sa lettre, restée sur le bureau de Deschenaux, ne manqua pas dâattirer mon attention. Elle eut une suite heureuse, puisque Cadet obtint de fournir non seulement la viande, mais tous les aliments et tout le nécessaire pour les troupes du roi, cantonnées tant à Montréal, Québec et Trois-Rivières que dans les forts Frontenac, La Présentation, Saint-Régis, Niagara, Toronto, Saint-Jean, Saint-Frédéric, Chambly, Carillon, de La Presquâîle, Rivière-au-BÅuf, Rivière-Oyo, Miramichi et Gaspé.
Tout cela demandait beaucoup de travail et de paperasses. Il fallait de plus en plus justifier les dépenses, parce quâétait entré en scène le marquis de Montcalm, le nouveau commandant des troupes, qui ne sâentendait guère avec Bigot et semblait avoir un Åil sur tout ce qui concernait lâarmée.
â Tu vas voir, me dit Huberdeau, maintenant que son ami détient le monopole, le temps nâest pas loin où notre cher intendant va émettre des ordonnances et les prix de tous les aliments vont augmenterâ¦
Il avait tout à fait raison, car, à peine quelques jours plus tard, lâintendant émit une série dâordonnances pour fixer le prix des denrées. Jâécrivis dans mes notes: «Bigot fixe les nouveaux tarifs de viande de boucherie, le prix du blé, celui de la farine, et interdit toutes les exportations.» Je nâétais pas dupe. Tout cela me rappelait à sây méprendre les exactions de Bégon.
Je me rendais bien compte que si Cadet avait obtenu un tel monopole, il avait des associés qui se graissaient la patte sous la table, à commencer par Bigot. Mais comment le démontrer? Ce fut alors, comme on voit parfois paraître un bout de jupon sous la jupe, que cette supercherie laissa dépasser le bout de son nez. La Sultane et son mari rencontraient de plus en plus souvent Bigot. La belle Angélique passait toutes ses nuits au palais. Son époux était affairé comme jamais. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Mais voilà que tout à coup, les
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