Le mouton noir
choses se corsèrent. Pour pouvoir expédier des vivres dans les forts, Cadet ne pouvait compter que sur les billets fournis par le garde-magasin sur ordre du commandant en chef. Pour les garnisons des villes, les choses étaient moins compliquées, puisque lâintendant lui-même donnait les ordres dâachat sur des billets fournis aux garde-magasins.
Tout semblait baigner dans lâhuile, mais la cupidité de Bigot et de Péan, alliée à celle de Cadet, fit que Deschenaux apporta la réponse à mes questions. Il se mit à me faire transcrire ce que je reconnus tout de suite comme de faux certificats de vivres jamais vendus ni consommés. Je ne manquai pas dâen copier quelques-uns de surplus que je cachai dans mon coffre.
Puis, je mâaperçus que je nâétais pas seul à soupçonner Bigot de fraude. Huberdeau mâapprit quâon avait envoyé de France un enquêteur nommé Querdisien. Il avait parlé à Huberdeau, lui disant quâil enquêtait en particulier sur les agissements de Cadet, et voulait savoir sâil avait bien raison de le faire. Huberdeau lui avait dit:
â Nous sommes conscients que Cadet, tout comme Bigot et ses associés, sâengraissent à nos dépens, mais comment le prouver?
â Ils ne laissent certainement pas de traces de leurs fraudes, fit remarquer lâenquêteur, mais leurs comportements peuvent nous en apprendre long.
â Je connais, dit Huberdeau, le commis aux écritures du secrétaire de lâintendant. Vous gagneriez à lui parler. Je sais quâil a vu passer certains papiers qui pourraient sâavérer intéressants.
Ce fut ainsi que je fus convoqué par cet enquêteur à qui je révélai le peu que je savais, tout en lui affirmant être certain que Bigot et son entourage sâenrichissaient par toutes sortes de moyens malhonnêtes. Mais lui, pas plus que moi, ne disposait des preuves nécessaires pour le démontrer.
Il mâenjoignit tout de même dâêtre très attentif à tout ce qui me passait entre les mains et dâen garder la moindre preuve. Je ne lui avouai pas que jâavais déjà commencé à le faire. Il nota mon nom en me disant:
â Qui sait? Un jour, peut-être, aurons-nous besoin de votre témoignage. Le ministre est bien résolu à ne pas laisser ces fraudeurs sâen tirer. Ils finiront bien par payer pour leurs escroqueries.
â Soyez assuré, dis-je, que ce jour-là , tout ce que je sais, je le révélerai volontiers. Jâai gardé depuis des années un journal où je note les noms de chaque visiteur venu voir lâintendant. Je puis déjà vous dire quâils ne sont pas nombreux et que ce sont toujours les mêmes. Ils se montrent, sourire aux lèvres, dès que lâintendant fait paraître une nouvelle ordonnance. Expliquez-moi, par exemple, pourquoi les deux seuls moulins à farine encore en marche sont ceux de Péan et du munitionnaire Cadet?
Lâenquêteur prit note de tout ce que je lui racontais. Il repassa en France peu de temps plus tard. Je dis à Justine:
â En voilà un autre qui fera chou blanc.
â Consolons-nous. Il semble bien quâen haut lieu, en France, on ait entendu parler de ce qui se passe ici. La venue de cet enquêteur en est la preuve.
Chapitre 52
Le commencement de la fin
La guerre, qui nous était favorable au début, tourna rapidement à lâavantage des Anglais. Il y eut quelques brillantes victoires de Montcalm, dont en particulier celle de Carillon, puis ensuite tout se dégrada.
Jâeus encore la chance de dénicher une information qui ne fit que renforcer la haine que je vouais aux bandits qui dirigeaient le pays. Alors quâon évaluait les troupes à dix mille soldats, je me rendis compte que les billets produits chiffraient les rations des militaires à onze mille cinq cents par jour. Des billets étaient produits où étaient aménagés des espaces vierges. Lâintendant pouvait y inscrire ce quâil voulait. Qui empochait les surplus? Bigot et ses associés, pardi!
Il nây avait plus de limites à leurs exactions. Le pain se fit de plus en plus rare, faute de farine. Les moulins de Cadet et de Péan tournaient jour et nuit pendant que les autres moulins à farine du pays nâavaient toujours pas
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