Le nazisme en questions
Le Hitler dont ils ont entendu parler, sur lequel ils ont lu des articles dans la presse ou qu’ils ont entr’aperçu à des réunions électorales ou des rassemblements de masse correspond à une image fabriquée et mise en scène par la propagande du parti. Malgré l’absence de sondages d’opinion, on peut raisonnablement supposer que la majorité de ceux qui apportent leur suffrage au NSDAP y est poussée par des motivations peu idéologiques : soucis prosaïques d’un gagne-pain promis, considérations locales, froids calculs d’intérêt, voire le sentiment que Hitler ne peut pas faire pire que les autres, que sa chance doit lui être donnée.
Tous ces éléments l’emportent alors sur la foi en une idéologie dont les textes majeurs n’ont pas été lus par beaucoup, ou sur une adhésion à l’« idée prophétique » que Hitler se fait de sa mission.
L’H. : Peut-on distinguer, au sein de l’opinion publique allemande, des groupes plus réceptifs que d’autres à cette image du Führer ?
I. K. : Dans les petites villes comme dans les villages, les gens votent souvent pour les nazis parce qu’ils suivent l’exemple des notables. Après 1929-1930, les nombreuses organisations affiliées au mouvement nazi – destinées à organiser toutes les couches de la population – tissent un lien entre le « grand dessein » du nazisme et un large éventail de revendications catégorielles et matérielles spécifiques, promettant le plein emploi ou la satisfaction des aspirations quotidiennes par la restauration de la puissance nationale.
On a longtemps défendu la thèse selon laquelle le parti nazi aurait été un mouvement petit-bourgeois. On sait aujourd’hui que sa base sociale était beaucoup plus large qu’on ne le croyait. Le parti dépassait largement, dans son recrutement de militants comme d’électeurs, les frontières d’une seule couche ou classe sociale. Il se marque toutefois, dans ce double recrutement, de très fortes inégalités : les catholiques sont les moins réceptifs ; de même, les milieux ouvriers, dans lesquels recrutent prioritairement les partis social-démocrate et communiste. Mais les analyses électorales menées par Jürgen Falter ont révélé que le NSDAP avait mordu sur les électorats social-démocrate et communiste dans une proportion beaucoup plus large qu’on ne l’avait imaginé 8 .
Les principaux bastions électoraux du nazisme sont essentiellement dans le Nord et dans l’Est, régions protestantes, plutôt que dans l’Ouest et le Sud, à majorité catholique ; dans les zones rurales et les petites villes plutôt que dans les grands centres urbains ; et, en milieu urbain, dans les banlieues petites-bourgeoises plutôt quedans les quartiers ouvriers déshérités. Artisans, commerçants, agriculteurs, cols blancs et fonctionnaires sont surreprésentés.
Mais peu de chômeurs sont séduits par Hitler. Et si le NSDAP – fort en 1932 de 800 000 adhérents et de près de 500 000 SA qui n’étaient pas tous membres du parti – a un recrutement plus jeune que tous les autres partis, à l’exception du parti communiste, les effectifs des Jeunesses hitlériennes ne supportent toujours pas, en janvier 1933, la comparaison avec ceux des mouvements de jeunesse socialiste, catholique ou bourgeois.
Cela dit, une fois en contact avec Hitler, suite à la décision de voter, d’assister à des rassemblements publics ou de prêter une attention non plus occasionnelle mais systématique à sa propagande, l’électeur est inévitablement exposé à ce que j’appelle l’image « charismatique » du chef nazi, facteur clé de la dynamique du mouvement.
L’H. : Vous expliquez le phénomène nazi par le « charisme politique » exercé par Hitler sur son entourage et sur les foules allemandes. Qu’entendez-vous par ce terme ?
I. K. : Je ne crois plus que l’on puisse en demeurer au débat historiographique qui campe sur deux positions antagonistes : soit, du fait d’une approche strictement biographique, l’omnipotence diabolique de Hitler, qui dit, voit et fait tout ; soit, du fait de l’analyse structurelle, d’un régime aux centres de pouvoir dispersés et rivaux, la description du pouvoir de Hitler comme celui d’un « dictateur faible » – pour reprendre la formule de Hans Mommsen – face à sa bureaucratie toute-puissante 9 . Il me semble que l’on doit sortir de cet enfermement historiographique par une
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