Le neuvième cercle
sud », s’y trouvait être l’homme le plus puissant. J’avais décidé, en accord avec mes partenaires américains et britanniques, qu’avec l’aide de Kaltenbrunner tout serait tenté pour la remise sans frictions du pouvoir aux mains d’hommes nouveaux avant même l’entrée des troupes anglo-américaines en Autriche occidentale afin de prévenir, avant tout, la destruction, dans la dernière phase de la guerre, des services et des usines essentiels à la vie du pays. Déjà, des résistants d’obédience communiste, dont certains étaient en relations directes, par courriers, avec les états-majors de l’Armée Rouge, prenaient les « leviers de commande » au départ des unités allemandes. Il fallait, à tout prix, empêcher ces actions locales qui mettraient la population en présence du fait accompli et prépareraient la bolchevisation de l’Autriche.
— Kaltenbrunner était en retard de plusieurs heures. Il avait dû se heurter aux colonnes de la Wehrmacht qui encombraient alors les routes en longues théories. On lui avait préparé un bureau provisoire dans une maisonnette, une ancienne étable. Je m’y installai et occupai mon attente à répondre aux appels téléphoniques. Les transmissions de l’armée tenaient mieux que le reste et parfois on recevait des communications émanant de localités déjà occupées par les troupes alliées. Chefs d’unités et de services demandaient tous, ou presque tous, la même chose : des ordres. Jamais la faiblesse foncière du régime autoritaire ne m’était apparue plus clairement que dans ces dernières heures de son agonie. Pas un officier, par un fonctionnaire, si haut placé qu’il fût, n’osait prendre une décision, une initiative. Jusqu’à la dernière minute, tous voulaient « se couvrir » : Je me servis sans hésiter de cette dépendance devant le pouvoir « central ». Je donnai les ordres requis et constatai avec satisfaction qu’on les acceptait sans discuter, bien que, en fait, ils ne vinssent nullement de Kaltenbrunner. Ce qui prouve, une fois de plus, que dans certains cas, quand règnent l’incertitude et le désordre, la seule possession du bon numéro de téléphone peut conférer une force surprenante. J’usai toujours de la même formule : le « chef » – sous-entendu Kallenbrunner – a ordonné la passation des pouvoirs à des personnalités autrichiennes ayant occupé en 1938, les postes-clés, à l’effet d’éviter toute friction. Parfois, je pouvais recommander – fortement – la libération des prisonniers politiques. Pas une seule fois, je ne rencontrai de résistance, encore moins d’opposition. Le redouté chef de la police d’État de Linz, lui-même, parut très heureux de me voir assumer toute la responsabilité.
— Soudain, une interruption se produisit dans cette série de demandes d’instructions : un lieutenant S.S. (dont le nom m’échappe) m’appela et, se déclarant chef d’un transport « d’importance majeure », me pria de lui envoyer sans délai deux camions en parfait état de marche. Peu après son départ de Redl-Zipf, un petit trou entre Salzbourg et Linz, connu surtout pour sa bière, il avait abandonné un camion dont le moyeu s’était brisé et il se trouvait en panne près d’Ebensee. Un autre de ses camions avait quitté la route et s’était jeté dans la Traun dont il ne pouvait le sortir. Je refusai catégoriquement, ne fût-ce que d’essayer de donner satisfaction à la demande du lieutenant. L’importance d’un transport quelconque me semblait, en ces heures décisives, ridiculement faible. Je pensais qu’il s’agissait tout simplement des biens privés de quelque haut fonctionnaire des S.S. ou du Parti : l’officier refusait de me fixer sur la nature du transport, se disant lié par serment spécial prêté devant qui de droit. Et il insistait ! Ne pouvant obtenir de moi des camions, il me demanda l’autorisation de confier le camion en panne à la sortie de Redl-Zipf à une unité de la Wehrmacht stationnée dans la région, contre reçu, tandis qu’il tenterait de faire passer sur sa propre voiture le chargement de celui qui était tombé dans la rivière. Il commençait à m’ennuyer et je lui criai : « Fichez donc tranquillement le chargement à l’eau et renvoyez vos hommes chez eux ! »
— C’était, je le reconnais, un ordre donné un peu à la légère, mais le lieutenant ne se troubla pas pour si peu. Il savait
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