Le neuvième cercle
d’autres ces employés qui vaquent de la façon la plus naturelle à leurs occupations.
— Le soleil est haut sur l’horizon lorsque nous grimpons dans les wagons, de confortables wagons de voyageurs où, pour la première fois depuis des semaines, et des mois pour beaucoup, nous connaissons une illusion de bien-être, puisque nous voyagerons comme des gens normaux… Le père Leleu, le vieux Nantais est assis près de moi. En voyant le Danube, il me parle de son bateau-lavoir « dont il est propriétaire », ancré en Loire ou sur l’Erdre, et que la mère Leleu doit exploiter ! Nous parlons de la Bretagne, de tout ce que nous aimons ; brave père Leleu, qui reviendra à Mauthausen quelques mois plus tard pour y mourir.
— Nous traversons, sur une centaine de kilomètres peut-être une belle campagne, riche de verdure, toute neuve, sous un ciel bleu de printemps tardif : Saint-Valentin, Amstetten, Melk où nous arrivons vers midi, après avoir longé le Danube sur une grande distance, et avoir pu admirer, avec mélancolie, de coquettes bourgades avec leurs guinguettes et leurs tonnelles au bord du fleuve.
— Melk nous fait recevoir par sa magnifique abbaye baroque, construite du temps des Habsbourg, sur un éperon rocheux surplombant le fleuve. Rassemblement sur le quai : je ne sais pas encore que bientôt, tous les jours pendant neuf mois, j’y passerai matin et soir ! On ne traîne pas et, rapidement, nous prenons le chemin montant qui mène au camp, entre les prés et les villas, si propres et si gaies, avec leurs vergers en fleurs.
— Le camp : une grande caserne ocre, à quatre corps de bâtiments à étages, presque accueillante. À gauche, un immense garage. Les camarades qui nous ont précédés ici, il y a deux jours, sont déjà au travail, installant des barbelés. Ne sommes-nous pas désormais les « Häftlings » (détenus), concentrés dans un « Schulbäftlager » (camp de détenus protégés). L’ironie est un peu forte, mais c’est pourtant cela ; l’expression plus commune de « Konzentration lager » est moins hypocrite.
— Les premiers renseignements fusent : ici, on couche chacun dans un lit, on vous a déjà aménagé les vôtres. La nourriture est aussi mauvaise, mais chacun a sa gamelle et sa cuillère. Au moins, un peu de confort et un peu plus de propreté. Rassemblement dans la cour : on nous enlève déjà nos manteaux. Coup d’œil sur le camp : pour l’instant, seul le grand garage sera la résidence des concentrationnaires. Plus tard, lorsque les travaux de l’usine solliciteront un plus grand nombre d’hommes, nous nous étendrons. Alors que divisé en deux, le garage formera les blocks 1 et 2, le camp comptera dans quelques mois jusqu’à vingt et un blocks, les casernes étant elles-mêmes occupées par les détenus, tandis que dans l’immense cour, des baraquements nombreux sont édifiés jusques et y compris le crématorium, installation sans laquelle on ne peut concevoir un camp bien organisé. Des barbelés isolent pour l’instant le garage de la cour de la caserne, limitant uniquement une place d’appel suffisante pour mille cinq cents hommes. Construit pour des chars et des véhicules lourds, le garage proprement dit est en étage au-dessus des ateliers de réparation et d’entretien. On accède à l’étage par deux rampes larges et massives. L’ensemble fait certainement plus de 150 mètres de long, plus de 20 mètres de large. Nous constatons, en y arrivant, que des lits à étage, abritant chacun deux hommes, quatre au total, nous ont été aménagés. Même avec un compagnon, nous serons mieux qu’à Mauthausen et nous dormirons effectivement. Pas de soupe pour le premier jour, nous ne sommes pas encore intégrés dans l’effectif du camp, semble-t-il. Au moins ici, il y a de l’eau à profusion et nous pourrons boire à notre soif. De l’eau, nous n’en manquerons jamais, sauf lors des bombardements.
— Première nuit à Melk, sur une paillasse toute neuve, dans un lit tout neuf, avec deux couvertures neuves ; nuit relativement bonne, bien qu’écourtée avant 4 heures du matin, alors que l’aube ne pointe pas encore.
— Pas de départ en kommando le premier jour. Seules les corvées au camp nous attendent, ce qui nous réserve déjà de multiples et fatigantes occupations. À midi, on nous sert une soupe déshydratée, choux et oignons, seule nourriture qui nous sera parcimonieusement distribuée
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