Le neuvième cercle
derniers. La nuit, une nuée de tailleurs envahit le block avec des machines à coudre : nos matricules ont été imprimés au composteur à l’encre de Chine, sur des bandes de toile de douze centimètres sur trois environ, portant en plus le triangle rouge, la pointe en bas, marqué du F en noir, indiquant notre qualité de Français. La pose de ces bandes commence, une à gauche horizontale, à hauteur du cœur, sur la veste, l’autre verticale sur le pantalon, sur la cuisse droite. Puis tout est classé en attendant la distribution. Branle-bas dans la journée pour cette opération. Bien entendu, rien n’a été essayé à l’avance et si la veste me va, le pantalon qui m’a été octroyé est bien trop grand pour moi. Je touche un habillement complet, comprenant aussi un manteau de tissu de la même couleur, mais un peu plus épais, un pull à col roulé, chaussettes et galoches. Nous sommes cette fois individualisés, uniformisés, comme il est peu admis de le voir, sous la livrée la plus grotesque et la plus infamante. Et si à l’arrivée à Melk, dans quelques jours, nous rendrons pull-over et manteau, c’est le « complet », veste et pantalon, non lavé, non réparé, déchiré, mille fois trempé de pluie et jamais séché, que je porterai jusqu’à l’entrée de l’hiver, au travail comme au repos.
— C’est le départ. Le 23 avril, au petit matin, dans le silence du camp non encore éveillé, sous la lumière aveuglante des éternels projecteurs. Un convoi de six cents de nos camarades nous a précédés à Melk, le 21. Il est bien sûr maintenant que nous allons fonder un nouveau kommando qui deviendra bientôt, avec ses dix mille hommes, l’un des plus importants camps dépendant de Mauthausen.
— La dernière soupe, je réussis à passer trois ou quatre fois. Nous touchons aussi pain et saucisson. Quand nous sortons du block et que nous passons sur la place d’appel, un radieux lever de soleil rosit déjà les montagnes alentour. La grande porte « mongole » va s’ouvrir une dernière fois devant nous, une dernière fois sauf pour ceux qui, malades, reviendront au « camp russe » dans les mois à venir, certains pour y mourir.
— Je suis au premier rang, le premier à droite. Un officier S.S. s’approche de moi et me confie, pour la porter à Melk, une grande boîte en carton, légère d’ailleurs, puisque ne contenant qu’une lampe de bureau. Au moins, par respect pour le colis, je ne risque pas d’être frappé. Tête nue, au pas cadencé, toujours comptés par les S.S., nous sortons du camp. Au sommet d’une des tours de la porte, flotte, lumineux, le drapeau noir des seigneurs, frappé du double S.S. stylisé en blanc.
— La campagne autrichienne est réveillée, la neige a disparu et partout les arbres bourgeonnent ou sont en fleur. Les oiseaux chantent, eux que nous n’avons pas entendus depuis des semaines. Dès que nous quittons les abords du camp, laissant à droite le « Revier » où tout semble mort, dès que la muraille a disparu derrière nous, nous sommes en pleine verdure. Les prés sont de véritables champs de pissenlits, partout à perte de vue. Ces plantes y font ainsi que sur les talus un tapis vert, uniforme : que de salades perdues pour nos estomacs affamés.
— Nous quittons le chemin, embouchons la route, et refaisons en sens inverse le trajet parcouru il y a quinze jours. Nos sabots sonnent clair sur le pavé de la route. La cadence est rompue, nous pouvons parler. Nous chanterions presque si les cinq cents uniformes rayés ne nous rappelaient que nous ne sommes pas des touristes en promenade… La fonte des neiges a encore grossi le Danube qui roule des flots tumultueux à notre droite. Et je me rappellerai toujours cette route jonchée de bouts de cuir, résidus de milliers de paires de chaussures démontées pour de quelconques transformations, nos chaussures peut-être, volées à notre arrivée. Un kommando a dû passer par là, transportant des détritus dans des charrettes et en perdant en route.
— Traversée de Mauthausen, encore endormie. Se peut-il qu’une ville aussi coquette, aussi calme, aussi bourgeoise, passe ainsi à la postérité et se fasse connaître du monde entier en donnant son nom à l’effroyable usine de mort, bâtie de toutes pièces, à proximité ? La gare de Mauthausen : notre arrivée ne suscite aucune curiosité parmi le personnel – cela vaut peut-être mieux pour lui ! Ils en ont vu
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