Le neuvième cercle
pendant une moyenne quotidienne de seize à dix-huit heures, même le dimanche, toutes ces différentes formes de Iraitement infligé aux déportés ont raison des corps les plus solides, des cerveaux les plus équilibrés, des nerfs les plus calmes. Et c’est le sort de la majorité des kommandos, quelques rares équipes seulement ayant des possibilités de repos dans la journée (la nôtre, par exemple, avec ses deux voyages journaliers en chemin de fer).
— Jusqu’ici, la population du camp avait crû progressivement par l’arrivée de convois de diverses nationalités et de provenance variée : Italiens, cinq cents Grecs en juillet, des centaines et des centaines de Juifs hongrois, etc. Mais septembre devait nous apporter un événement de qualité exceptionnelle : l’arrivée de sept cent cinquante Français.
— À cette date, seuls les quelque mille cent Français qui avaient fondé le camp et quelques autres – des 27 000, 29 000 et 59 000 en quantité très limitée – avaient formé la population française du camp. Les derniers arrivés sont des 97 000 et 98 000. Ils viennent, via Mauthausen, du camp de Natzweiler-Schirmeck en Alsace, sur le Donon, d’où les a chassés l’avance alliée. Ils ont quitté l’Alsace le 1 er septembre, sont passés par Mauthausen pour une nouvelle immatriculation et l’immanquable épreuve de la carrière. Beaucoup sont de nouveaux raflés, certains étaient encore en liberté il y a un mois. Ils ont d’ailleurs bonne mine et parlent avec optimisme de la marche des événements militaires. Par eux nous avons quelques nouvelles, relativement fraîches, sur la libération de la France, le massacre d’Oradour-sur-Glane. La plupart viennent de l’est, des Vosges où la Gestapo les a arrêtés à la dernière minute. Il y a, parmi eux, Pontal, commissaire à Saint-Nazaire, Fourneret, préfet du Jura, de nombreux autres fonctionnaires. « Dans deux mois nous serons chez nous. » Six mois de concentration ont appris, à la grande majorité d’entre nous, à être très circonspects, à freiner l’enthousiasme et à modérer les optimismes destructeurs, parce que non fondés. Cependant, certains partagent cet avis et que nous le voulions ou non, nous en sommes très réconfortés.
— C’est que la perspective de passer un hiver dans d’aussi terribles conditions, avec le froid et la neige, ne nous enchante guère. Et pourtant il est là, l’hiver ! La haute montagne qui se profile à l’horizon dans le sud est toute couverte de neige et nous ne sommes que le 25 septembre. Heureusement pour nous, la nourriture s’est améliorée après la désastreuse période des premiers mois, à partir de juillet. Quand nous rentrons le soir, en juillet, nous nous voyons servir à plusieurs reprises une pleine gamelle de pommes de terre bouillies ; le soir la soupe est meilleure : choux frais au lieu de déshydratés exécrables, fanes de petits pois mélangées de carottes, etc. Maintenant apparaissent souvent des boulettes de différentes grosseurs, provenant du roux qui a été fait dans le fond des marmites. Chapuis, le grand Chapuis, demande toujours : « Y a-t-il des boulettes ? s. Et nous l’appelons le « Sergent Boulettes ». Il y a aussi dedans de la farine, du blé, de l’orge perlé. Le dimanche, presque régulièrement, on nous sert un litre de purée de pois cassés, assez épaisse. Parfois, le soir, nous recevons, plusieurs jours de suite, un demi-litre de betteraves rouges cuites. C’est bon mais le délabrement de nos intestins est tel que les latrines sont, pendant un mois, le dépotoir des déjections rouges ! Il est vrai qu’il y a des casse-croûte cocasses : telle la distribution avec le pain du soir, d’une feuille de laitue arrosée à l’eau sucrée. Je n’y aurais jamais songé ! Une autre fois, deux tomates vertes conservées dans le vinaigre ! Ce n’est pas très apprécié !
— La soupe de concombre, pendant plusieurs jours, n’est pas très bien accueillie. Elle n’est pas nourrissante et n’arrange pas les reins et les intestins. Quant au pain, lui, c’est du pain civil, à base de froment et de seigle. Il a bon goût, une grande valeur nutritive et, pendant plusieurs mois, nous en toucherons 500 grammes chaque soir et deux fois par semaine 750 grammes. Nous avons avec cela de la margarine ou du miel synthétique, du fromage maigre, de la marmelade, du saucisson, de la viande, etc. en petite
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