Le neuvième cercle
manger.
— Je me souviens que, dans ce mois de septembre qui fut généralement ensoleillé, nous eûmes un orage d’une violence inouïe. Ce jour-là, nous travaillions dans un terrain triangulaire entouré d’un talus d’un mètre de haut environ, le fermant complètement, comme un grand bassin vide attendant l’eau. Il ne l’attendit pas longtemps. Dans la violence de l’orage, les sentinelles s’enfermèrent dans une cabane, moins une ou deux qui durent, comme nous, le subir. Mais le Kommandoführer d’alors, mesquin, nous harcelant sans cesse, bête et peureux, ayant la hantise de l’évasion, nous intima l’ordre de nous coucher à plat-ventre dans le pré qui ressemblait déjà à une rizière, et nous dûmes rester ainsi tant que dura le déluge, une heure, deux peut-être, seule notre tête émergeant à la fin de ce « réservoir » où l’eau avait rapidement monté. Et malgré le soleil qui brilla ensuite, nous n’étions pas secs en rentrant le soir.
— C’est à Flotto que j’ai connu l’un des civils les plus abjects avec qui nous ayons dû travailler : une espèce de nabot, mal bâti, disgracieux, mais travailleur et infatigable, surtout généreux des efforts des autres, ayant sans cesse la menace à la bouche, déformée par un rictus cruel. Toute la journée, il nous pressait de « Loos ! Loos », répétés, ne nous accordant pas une minute, nous faisant soulever à quatre la charge de huit hommes normaux (et nous ne l’étions plus), dans la boue, sous la pluie, nous mouchardant aux soldats, nous frappant quelquefois. Disgracié de la nature, peut-être la risée de ses proches, il devait commander des hommes pour la première fois de sa vie et là il se défoulait, il donnait libre cours à un subit complexe de supériorité, de roitelet régnant sur une chiourme misérable.
— Cette brute au travail qui, au demeurant n’avait pas d’autre intérêt à agir ainsi que de satisfaire un sadisme évident sur des hommes à sa merci, fut cause de ce que je quittai le kommando à la Toussaint. Je lui fis des reproches véhéments, en quelle langue, en quel jargon ? au sujet des mauvais traitements qu’il infligeait à P’tit Louis Jolivet, gravement malade, les pieds blessés et incapable de travailler. Le Kommandoführer le calma, mais toute la journée ensuite, le nabot s’acharna et me frappa même du manche d’une hache. P’tit Louis, lui, entra à l’infirmerie le lendemain matin, sur mon intervention, après que je l’eus à nouveau défendu contre Joseph, le Belge, Schreiber du block à qui je reprochai, lui, le Belge, parlant français, d’âge à être grand-père du P’tit Louis, de vouloir envoyer un moribond au travail. C’était la deuxième fois que je l’aidais… Il me le rendra bien et c’est grâce à lui, certainement, que je suis vivant.
— P’tit Louis guérira et, fin novembre, sur intervention de Guy Lemordant cviii , Breton comme lui, et humain comme peu, P’tit Louis entrera comme « Stubedienst » à la « Zalnstation » (chez les dentistes) et tous les jours, jusqu’à l’évacuation d’avril, j’aurai par lui, à ma rentrée du travail, jusqu’à 3 litres de soupe consistante et toujours de 200 à 500 grammes de pain.
— Je pouvais, ainsi, moi-même, ravitailler un ou deux camarades. Je peux dire que, sans P’tit Louis, je ne serais sans doute plus là et j’aurais, moi aussi, pendant l’hiver si dur qui nous attendait, pris place dans l’armée des crève-la-faim vouée à l’ordinaire, sans supplément, sans défense, sans aucun moyen d’améliorer tant soit peu un régime qui menait sûrement au crématoire.
— Le moral c’était une question de gamelle, un point c’est tout !
— Dès novembre, les premières neiges tombèrent, encore indécises, mélangées à une pluie glacée, pire que tout ce que nous avons pu endurer dans le froid. J’étais alors revenu au terrassement entre deux immenses hangars où le courant d’air était insupportable. La boue gluante – on creusait toujours les éternelles et inénarrables tranchées – restait collée à nos pelles et nous avions toutes les peines du monde à charger les wagonnets.
— Peu après, en décembre, je fus affecté à la réparation des wagons dans un hall immense, aux portes toujours ouvertes… C’est à ce moment qu’André Laithier, ayant reçu tant de coups sur la tête, souffrit atrocement des oreilles. Pendant le
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