Le neuvième cercle
quantité bien entendu. Si l’on a réussi à plaire au kapo, on peut loucher un « salaire » de cinq cigarettes par quinze jours. En cette période d’abondance du pain, de rareté de cigarettes, une telle prime représente environ deux kilos de pain, plus tard les prix monteront !
— Si donc la nourriture s’est améliorée, tout en restant cependant de qualité inférieure et en quantité insuffisante, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas le seul élément de notre vie. Il y a le travail inhumain, les mauvais traitements, la vêture insuffisante qui ne protège ni du froid, ni de la pluie, ni même du vent ; il y a l’hiver à passer et là est le gros problème : tenir, voir le printemps, gagner du temps…
— Et l’hiver approche, les prémices en sont déjà terribles. Fin septembre, il fait beau et, subitement, le 2 octobre, une pluie glaciale qui n’ose pas encore être de la neige, mais fine, pénétrante, mordante, transperce jusqu’aux os les carcasses des pauvres Häftlings de la terrasse. Combien de pneumonies, de tuberculoses ont leur point de départ ce jour-là. La veille, nous travaillions torse nu, aujourd’hui il nous faudrait au moins, en supplément, un pull-over et un imperméable. Je me souviens que, travaillant tout septembre avec le tristement célèbre 1 919, cette sombre brute, terreur de tous les détenus, de qui j’ai reçu maintes et maintes corrections car j’ai travaillé avec lui dès le début de Roggensdorf, je me souviens de ce que j’eus alors la chance de tomber, le 1 er octobre, sur un Kommandoführer qui le freina dans ses brutalités, car il n’en tolérait pas sur le chantier. Je discutais avec lui, musicien, fonctionnaire à Mauheim, il était sans nouvelle de sa famille depuis les derniers bombardements. C’était un homme bon, humain, et le 2 octobre il prit sur lui de nous faire entrer dans un baraquement, nous fit faire du feu et, comme une certaine somme de travail devait cependant être faite, il nous fit travailler par roulement. Nous ne fûmes pas occupés plus de deux heures ce jour-là que nous passâmes à chanter des chansons françaises, surtout « J’attendrai » que les Allemands nous demandaient sans arrêt.
— Nous ne fûmes donc pas sous cette douche continuelle et terrible qui fit tant souffrir le reste du kommando. De toutes les journées de pluie, le 2 octobre fut certainement la plus meurtrière et je me souviens en regagnant Hopferwieser, le soir, des camarades grelottant sous la carapace de papier goudronné qu’ils s’étaient faite, littéralement paralysés par l’adhérence de leur défroque de fibrane sur leurs corps, les membres trempés, l’eau dégoulinant sur les reins, le long des jambes jusque dans les galoches. J’étais alors prêté au sous-kommando Flotto où je suis resté deux mois. et nous constituions initialement le « Baraken Bau », l’équipe de construction ou plutôt de montage des baraques préfabriquées, mais on faisait de tout dans ce kommando, et il fallait par exemple, fréquemment, se précipiter du haut d’une charpente pour aller décharger quelques wagons. Déchargement rappelant celui de la gare de Loosdorf : pas de matériel de levage, tout à force de bras et transport à dos d’hommes.
— Il y avait de tout dans ces wagons venant en droite ligne d’Italie : matériel électrique de chantier, principalement des dynamos de deux ou trois tonnes, locomotives de Decauville, wagonnets, rails, outils de terrassement, par milliers, entreposés là pour être réexpédiés dans toute l’Allemagne.
— Pendant quelque temps, nous fûmes occupés au montage des voies de Decauville. Ce fut une période agréable, le travail n’étant pas pénible, et nous l’effectuions sans contrôle. T’en souviens-tu Marcel Faure ? Nous n’étions pas incorporés à Flotto et nous recevions, à midi, la soupe d’Hopferwieser. Nous n’étions que dix originaires de ce dernier kommando à y avoir droit, les trente autres hommes du kommando Flotto se contentant de nous regarder manger. Mais nous pouvions leur donner la nourriture car, servis les derniers, nous touchions 40 à 50 litres de soupe pour dix : c’était le fond des marmites, riche en pommes de terre et souvent en viande, des rates, des poumons de veau, des mâchoires avec de copieux restes de chair. Malheureusement aussi, ces fonds étaient tellement salés que les plus affamés ne pouvaient les
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