Le neuvième cercle
travail, ne pouvant y participer, il allait se planquer tout en haut de piles de cartons pour cloisons, à l’abri du vent mais non du froid, jusqu’à l’heure du retour. Simultanément, je bétonnais, travaillant irrégulièrement dans diverses équipes, selon l’exigence des « ingénieurs » dont l’un d’eux, orgueilleux, nerveux, à moitié fou mais surtout incompétent et brutal, nous fit faire les pires erreurs, dont nous fûmes d’ailleurs les premières victimes. Quant au résultat, c’est une autre histoire !
— C’est lui qui nous fait faire, par moins 10°, du béton avec du gravier pris en bloc et incassable, et avec de l’eau qui gèle au fur et à mesure, à telle enseigne qu’il est pris en quelques secondes mais qu’il s’effritera et tombera en poussière dès les premiers rayons du soleil. C’est encore lui qui nous fait déplacer latéralement une voie ferrée, sur une centaine de mètres, avec des barres à mines, sans déboulonner les deux rails des traverses et sans la dégager des pierres du ballast. C’est encore lui qui nous donne des scies à métaux pour couper les rails. Après 10 millimètres de morsure dans l’acier, les lames n’avaient plus de dents mais n’étaient pas remplacées. Il faut continuer à scier, tout au moins à manœuvrer la scie.
— Tout cela sans gants : nous en sortons avec la peau des doigts arrachée par le contact avec l’acier gelé. Le kommando, fort maintenant de cent cinquante hommes, connaît un perpétuel renouvellement. Tous les jours, deux ou trois malades en sortent et sont remplacés, le lendemain matin, par d’autres détenus. Un peu jaloux de notre kommando, nous n’aimions pas toujours les têtes nouvelles, surtout que maintenant, si les Français y sont encore en majorité, de nombreux représentants de plusieurs nationalités s’y incorporent de plus en plus : Grecs, Polonais, etc. J’y fais la connaissance d’un charmant jeune Norvégien, qui ne comprend pas pourquoi il est là, Old Martisen, avec qui je fais équipe. Nous discutons tous deux en anglais, et il me dit chaque jour sa douleur, à chaque minute, de voir notre martyre, mais surtout celui des Juifs, les « Juden Boys » comme il les appelle. Et il me dit souvent : « Oh ! Gille, how can't you think all the day at your family ? » (comment ne pensez-vous pas toujours à votre famille ?).
— À partir de décembre, notre sort devient encore plus dur. Aux brutalités des hommes se joint une température implacable, alors que les civils autrichiens ont cinq ou six épaisseurs de laine sur eux, des gants fourrés, de confortables bottes ou de grosses chaussures de montagne, nous n’avons, nous, si la chance nous a souri, qu’un mince pull-over sur notre chemise. Nous avons touché, à l’entrée de l’hiver, quelques vêtements civils sur le dos desquels est découpée une « fenêtre » de vingt sur vingt, fermée par un tissu rayé ! Il m’est échu en paquetage une magnifique gabardine, relativement chaude, dans le dos de laquelle j’ai cousu, sous la doublure, une épaisseur de couverture enlevée à mon lit, et j’ai réussi à avoir deux manches de tissus épais qui me servent de gants au travail et que j’enfile sur les bras, sous la gabardine, pour rentrer au camp. Tout cela c'est du « sabotage » qui me vaudrait vingt-cinq coups de gourdin sur les fesses. Tous les camarades touchent de confortables pardessus ou gabardines, dépouilles (nous le voyons par la marque) des malheureux Juifs de l’Europe centrale, clients des meilleurs tailleurs des grandes capitales.
— Le 10 décembre, distribution de chaussures : cinq cents paires pour dix mille hommes ! Pour y avoir droit, il faut être très mal chaussé ; en principe, tout le monde l’est ! Prévenu la veille par Ané, je risque le tout pour le tout, je donne les chaussures à peu près bonnes que j’ai, et je me chausse d’une paire de galoches déchiquetées et inconfortables (l’une d’elles a la semelle fendue comme un pied de vache), trouvée dans les ordures. Elles me blessent les pieds. La tentative réussit et je reçois une paire d’excellents brodequins tout neufs, auxquels une paire de semelles de caoutchouc « empruntée » au tapis roulant du chantier me permettra de passer tout l’hiver à peu près correctement. Je n’ai pas de chaussettes, mais des carrés d’étoffe dans lesquels je m’enveloppe les pieds, des chaussettes russes en
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