Le neuvième cercle
asphyxiait littéralement malgré que les fenêtres fussent ouvertes en permanence. De ce fumier se dégageait de l’ammoniaque. Cela vous prenait à la gorge. La seule façon d’y échapper, en partie, c’était de s’adosser contre la paroi, l’ammoniaque étant plus lourd que l’air restait au sol. Combien de temps pouvait-on survivre dans cet enfer ? Un, deux, trois jours, rarement plus.
— Dès le premier jour, nous sentions notre raison s’en aller, à moitié asphyxiés, devenus de vrais squelettes, n’ayant plus que la peau et les os. Il y avait en permanence une cinquantaine de malades. Nous ne recevions aucune nourriture. La seule visite que nous avions était celle de deux infirmiers qui, chaque matin, au petit jour, entraient en vitesse pour jeter par la fenêtre les morts pour faire de la place. Nous étions là depuis deux jours, nous affaiblissant de plus en plus, résignés, ne nous rendant plus tellement compte quand, dans la journée du troisième jour, ce devait être l’après-midi, quelque chose d’insolite se produisit.
— La porte s’ouvrit et, sans pénétrer à l’intérieur, le chef du block, accompagné de deux aides, un Soviétique et un Espagnol, qui étaient porteurs de petites gamelles (ces petites gamelles en émail dans lesquelles on nous servait la soupe), annonça que l’on allait nettoyer le block. En conséquence tous les survivants allaient être piqués afin de faire de la place. « Mais, disait-il, je veux donner une chance à ceux d’entre vous qui pourront faire un « stuck », une merde bien dure. Ceux-là auront la vie sauve. » L’Espagnol traduisit en français. Mon camarade Bonnet, qui était encore plus faible que moi – ce grand gabarit de 115 kilos ayant souffert terriblement de la faim – me demanda ce qui se passait. Je lui dis que le chef de block allait nous piquer, tous, sauf ceux qui auraient satisfait à l’épreuve qu’il nous proposait. Bonnet qui, comme moi, était incapable de faire quoi que ce soit de dur, me dit presque avec soulagement : « Nous allons enfin voir la fin de nos souffrances, la fin de notre cauchemar. » Était-ce pour nous la fin ? La petite lueur qui était prête à s’éteindre, dans un dernier sursaut, se ranima. Et nous voilà partis de notre coin pour parcourir les quelques mètres qui nous séparaient de la porte. Cela ne se fait pas sans mal. Nous ne tenions pas debout, tombant à chaque pas, ce qui amusait fort le chef de block. Enfin, après des efforts surhumains, nous arrivions au but. Au même moment, le chef de block fut appelé à l’intérieur du block. Nous restions en présence des deux infirmiers, et je réussis à les persuader qu’ils ne devaient pas nous laisser mourir et, prenant chacune des gamelles dont je barbouillais le fond de merde, je leur dis qu’ils devaient dire au chef de block que nous avions satisfait l’épreuve mais que nos « stucks » sentaient tellement mauvais qu’ils avaient dû les jeter dans le récipient.
— Voilà notre chef de block de retour. S’adressant aux deux infirmiers, il leur demanda si nous avions satisfait l’épreuve. Leur réponse étant que nous avions fait un « stuck » il manifesta son contentement en nous envoyant une bourrade qui nous fit traverser la pièce à plat-ventre. Mais, tenant sa parole, il nous dit : « Français, maintenant sanatorium. » Après être passés par la douche, nous voilà installés dans ce que le chef de block appelait le « sanatorium ». Il s’agissait simplement de lits placés entre deux fenêtres, c’est-à-dire en plein courant d’air. On ne peut pas dire que le chef de block manquait de connaissance sur les sanatoriums où les malades, on le sait, sont soumis à des cures d’air. J’ajoute que cela se passait au mois d’octobre. La sollicitude du chef de block risquait de nous coûter cher.
— Nous voilà donc sortis de l’antichambre de la mort, installés dans notre sanatorium à la mode des camps nazis. Le chef de block distribuait, en plus de notre ration, des soupes supplémentaires. Elles étaient composées, à ce moment-là, de choux fermentés au goût épouvantable. Ce n’était pas une nourriture tout à fait recommandée pour les chiasseux que nous étions. Néanmoins, appliquant la théorie de la guérison du mal par le mal, nous avalions sans trop de difficulté nos deux ou trois litres de liquide. Est-ce cela qui nous sauva ? Je crois plutôt que notre
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