Le neuvième cercle
le block de la chirurgie – je décidais donc de me blesser moi aussi, à un doigt, et je choisis pour cela l’index de la main gauche. Celui-ci m’étant indispensable pour le travail que je faisais. Je devais mettre mon doigt sur deux supports et, avec un morceau de fer, Charlie devait me le casser. Mais il y réussit en partie seulement, manquant son coup. Il me fit tout de même sauter la pointe du doigt et la moitié de l’ongle. C’était suffisant pour pouvoir me présenter au Revier où le médecin finissait de m’arracher l’ongle, sans m’insensibiliser. Inutile de dire que cela faisait très mal, mais cela me permettait, après trois jours passés au block 27, de ne pas travailler pendant un temps assez long.
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— Le 25 avril 1945 xv , vers les 5 heures de l’après-midi, le médecin-chef vint et prévint les médecins de ce block d’avoir à évacuer assez rapidement les faibles, les chiasseux, les incurables, les blessés gravement aux jambes, les ulcéreux, sur le block 31. Voyant la stupéfaction des docteurs, un Polonais et un Russe du nom de Michel et des infirmiers, je demandai ce qui se passait. La réponse fut : « Sauvez-vous du Revier, il va se passer des choses graves. Que tous ceux qui veulent sortir et qui le peuvent soient sortant demain matin. » Alors, l’on vit sortir des divers blocks les éclopés, les malades, etc. se dirigeant vers le 31 avec des couvertures. À 9 h 10, tous les hommes du block furent envoyés aux douches sous une pluie torrentielle. C’est alors qu’arrivèrent quatre S.S. qui obstruèrent les fenêtres, montèrent sur le toit, bouchèrent les cheminées avec couvertures et paille, et sur un coup de sifflet, vers 9 h 40, les hommes qui étaient aux douches revinrent en courant, toujours sous la pluie, et matraqués pour aller plus vite par les S.S. et les Polonais. Les derniers à peine rentrés, un homme vit ses camarades déjà étendus, comprit et refusa de rentrer. Il fut abattu d’un coup de revolver à bout portant par un S.S. D’autres essayèrent également de se sauver par les fenêtres. On entendit sept coups de fusils. À 10 h 15, la voiture du « kréma » commença le transport des morts, bientôt suivie d’une deuxième ; il passa trente-huit voitures de douze morts. D’autres morts restant encore furent transportés plus tard. Au petit jour, les Polonais de service lavèrent à grande eau le perron pour faire disparaître le sang ; tout était dans un désordre extraordinaire. Deux de nos camarades étaient parmi les morts : Bottos, de Grenoble et Doucet, de la Vendée.
— Je fus témoin oculaire de ceci et d’autres ont pu, avec moi, compter les voitures.
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— Février xvi avait enlevé bien des amis qui semblaient encore solides. En mars, les rescapés avaient concentré leurs espoirs en un sursaut nerveux. Avril fut une hécatombe ; ce fut la grande tuerie, l’anéantissement ordonné, le gazage en masse de tous les faibles, les infirmes, les inutiles – 600 dans la nuit du 13 au 14, 200 deux jours après, et combien, entassés le crâne fendu, dans le Waschraum du block 23, et 400 encore dans la nuit tragique du 19 au 20, et 300 la semaine suivante massacrés à coups de bâton. La dysenterie, phase terminale de l’avitaminose, faisait le reste.
— Une poignée d’hommes restés debout, quelques-uns le moral et le cerveau intacts, encourageaient les autres, tendus dans l’ultime lutte, dans la concentration finale de l’être contre la marée inéluctable.
— Le père Jacques, sans se bercer d’espoir excessif, calme, serein, mais profondément triste, gardait son prestige dans le naufrage, mais ceux qui, dans ces camps, savaient observer les premiers signes du déclin d’un homme croyaient discerner sur son visage la marque indéfinissable, imperceptible du choc qui ne pardonne plus.
— C’est alors qu’une nouvelle extraordinaire nous arriva. Des camions de la Croix-Rouge internationale avaient été aperçus sur la route, rapatriant les Français et les Belges du camp de Mauthausen. Durant deux jours, beaucoup n’y voulurent croire. Et le 27 avril au soir, la confirmation brusquement, nous arrivait. Une rafale de folle espérance gonfla les cœurs. Les plus pessimistes durent se ranger à l’incroyable évidence.
— De toute ma captivité, nul spectacle ne me fut peut-être plus pénible, quoiqu’il ne comportât rien de sanglant, que celui que nous offrit la
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