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Le neuvième cercle

Le neuvième cercle

Titel: Le neuvième cercle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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cour d’appel de Gusen le 28 avril. Et cependant, n’était-ce pas le jour, imprévisible, inouï, d’une première libération hors du camp, hors de ce réseau qu’aucun homme n’avait pu réussir à franchir, alors qu’en ce jour les S.S. y étaient encore les maîtres ?
    — Tous les Français avaient été rassemblés le matin, tous ceux du moins qui avaient échappé à la dernière tuerie systématique, méthodique, celle des trois précédentes semaines, où les plus déficients avaient été exterminés. Seuls, quelques malades s’étaient crispés dans une énergie désespérée pour essayer de conserver une chance de survie. Ils avaient grimé leurs visages d’agonisants en masques de vivants, par un effort surhumain ils avaient imposé silence à leurs derniers râles, grimacé des sourires, afin d’échapper au choix ultime des kapos et des S.S. Ceux-là étaient figés dans les rangs comme des automates, maintenus par la main plus robuste de leurs voisins qui les empêchaient de tomber à terre.
    — On nous avait groupés par ordre alphabétique – ce qui était la première fois depuis longtemps – et on nous distribua à chacun un colis de vivres de la Croix-Rouge, le seul qui soit venu jusqu’à nous. L’équipe de jour du camp, constituée de prisonniers étrangers, qui devaient rester à Gusen, était présente devant nous. Je mesurais la folle expression des yeux, les gestes animaux, d’envie, devant les boîtes éventrées de nos colis, que manifestaient ces Yougoslaves, ces Russes, ces Italiens qui se sentaient mourir de faim. Nous leur donnions quelques miettes de ces vivres sur lesquelles ils se jetaient. Mais déjà on nous appelait sur le terre-plein d’appel : le commandant devait nous passer en revue avant notre départ.
    — J’ai alors assisté au spectacle le plus extraordinaire qu’un déporté ait pu contempler. Dans ce camp de la mort et de la faim, où la moindre indiscipline, le plus insignifiant écart, la négligence infime, et folle, d’un homme qui arrivait en retard de quelques secondes à un appel, ou qui oubliait de retirer sa casquette au passage d’un S.S., était une provocation vis-à-vis de la mort, immédiatement donnée, dans ce camp de Gusen où 130 000 hommes avaient disparu en moins de trois années, martyrisés, affamés, assassinés, où tout était obéissance aveugle, machinale, où il n’était que des réflexes, les 800 Français survivants, alignés sur la place, auxquels on venait de donner l’ordre de ne plus manger, d’empaqueter soigneusement les vivres, ces 800 hommes affamés, sortis des enfers, qui n’avaient vu depuis des mois ou des années une miette de gâteau ou de chocolat, ni un morceau de sucre, ni une fibre de viande, ces 800 hommes se précipitèrent sur leurs aliments comme des bêtes. Le risque de mort ne comptait plus. Un autre réflexe les poussait irrésistiblement. C’était l’effroyable déchaînement de l’animal affamé auquel on apporte une écuelle pleine. Et autour de la place, des centaines d’autres déportés ceux-là à demeure, et sous l’horloge des dizaines de S.S., et de sa fenêtre le commandant du camp, observaient, les yeux agrandis de stupéfaction, ce spectacle hallucinant de 800 hommes qui dévoraient, malgré l’ordre, dans un mélange innommable, le sucre et la viande, les confitures et le fromage, emplissant leurs mains de poudre de cacao dont ils se noircissaient la face dans leur frénésie. Les boîtes vides, les papiers, les emballages, bien vite se répandaient sur le sol en un désordre inconnu. Et cependant aucune salve de mitrailleuse, aucun coup de revolver, aucune rafale, pas même de coups de bâton, ne mettaient fin à ce spectacle de révolte, ce mirage de folie, cette exaspération alimentaire, cette imprudence incommensurable. Il ne se produisit rien. Parce ce que la scène était monstrueuse, fantastique. Les S.S., les autres prisonniers, le commandant, les officiers regardaient ce spectacle ahurissant, sentant bien que son caractère exceptionnel annonçait évidemment une ère nouvelle, un écroulement imminent, l’approche du raz de marée définitif.
    — Combien de mes camarades sont morts, les jours suivants, de cet excès instantané de nourriture, qui tua des organismes desséchés, fit exploser les organes ratatinés, provoqua des dysenteries fatales. Ceux qui conservèrent la volonté de résister à la tentation extrême vers la mort, à ce

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