Le neuvième cercle
suicide de la dernière heure, regardaient, profondément émus, l’étendue du désastre moral et physique, l’effondrement définitif de ces êtres pour qui le dernier trait de salut était en même temps la sentence ultime, parce que la machine usée, perforée, ne pouvait plus se défendre, qu’une faiblesse finale les entraînait vers le geste de folie, au moment où la volonté dressée, inflexible, tout arc-boutée vers l’avenir ensoleillé qui montait au loin, derrière le dernier orage, cette preuve essentielle de qualité, pouvait assurer le triomphe de l’homme.
II
LES ÉVADÉS DU LOIBL-PASS
Evasion.
Evasions.
— Partir !
— Oui ! S’enfuir pour rentrer chez soi. Cette nuit.
— Courir vers les barbelés.
— Arracher les barbelés.
— Enjamber les barbelés.
— Et l’électricité ?
— Tais-toi ! Et puis, coudes au corps, avec énergie, se lancer…
— À quoi bon ? « On ne s’évade pas d’un camp de concentration. »
Et pourtant.
Entre le rêve et la réalité, combien de vraies tentatives ? Seulement quelques dizaines.
Si l’on excepte le « coup de force » unique de Mauthausen, réalisé par les prisonniers de l’Armée Rouge xvii , la course folle des révoltés du Sonderkommando d’Auschwitz – deux tentatives collectives dictées par la certitude de l’exécution imminente – quelques réussites isolées de Buchenwald, Oranienburg, Natzwiller, ou des camps de l’Est, les « plongées » dans les fossés des routes d’évacuation, les « oubliés » des haltes dans les bois des dernières heures de captivité, les évasions marquantes, les « belles » de l’histoire de la déportation, dans leur majorité sont dues aux déportés d’Auschwitz xviii et du Loibl-Pass. À Auschwitz, le Comité clandestin de Résistance avait réussi à établir des contacts avec les partisans polonais… Au Loibl-Pass, les partisans yougoslaves patrouillaient en permanence dans le « paysage » du camp. Sans ce particularisme de l’environnement immédiat de l’enceinte barbelée, toute action était vouée à l’échec. Mais à Auschwitz, comme au Loibl-Pass, ces éléments, cette « présence » favorable, la détermination, la parfaite préparation ne constituaient pas obligatoirement une certitude de succès. Il fallait aussi compter avec les circonstances, la chance… la providence.
*
* *
— Prolongement xix méridional des Alpes, le massif des Karawanken (ou Ivarawanka) déroule la longue chaîne de ses escarpements et de ses pics entre Drave et Save, en direction de la plaine hongroise.
— Montagnes dont les sommets s’élèvent jusqu’à plus de 2 500 mètres, à la fois majestueuses et sinistres, Élisée Reclus écrivit d’elles « qu’elles étonnent surtout par la forme pyramidale de leurs cimes, et par les teintes roses et violettes de leurs roches, produisant un effet magique aux rayons du soleil ».
— En juin et juillet de l’année 1943, la forteresse concentrationnaire de Mauthausen détacha dans ces solitudes, quatre cents déportés voués à l’extermination. On fixa leur campement à 1 500 mètres d’altitude, sur le versant yougoslave, en pleine solitude puisque le plus proche hameau se trouvait à 10 kilomètres. Quelques semaines plus tard, trois cents autres bagnards du grand Reich prenaient position de l’autre côté du massif montagneux, sur le versant autrichien.
— Il y avait ainsi, dans ces deux camps sommairement dressés au nord et au sud des Karawanken, des hommes de diverses nationalités (Français, Belges, Italiens, Russes, Polonais, Slovènes) et de toutes conditions (du manœuvre à l’intellectuel).
— Pendant des mois, de jour comme de nuit, après avoir défriché la montagne pour y installer les baraquements qui leur servaient de prison, mal vêtus et mal nourris, injuriés et roués de coups en permanence, ces hommes durent creuser dans le flanc des Alpes un tunnel routier de 1 700 mètres, large de 12 mètres et haut de 10, destiné à doubler la route stratégique n° 333, conduisant au col du Loibl, et qui, huit mois par an, était rendue impraticable par l’accumulation des neiges.
Le premier projet de tunnel date de… 1691. Les archives municipales de Lioubliana conservent pieusement un manuscrit sur parchemin d’agneau faisant état de la construction de la route entre 1564 et 1575 (pour découper la roche, les corvées de paysans profitaient des
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