Le neuvième cercle
là, une mission anglaise qui était là pour superviser les parachutages d’armes, de munitions, de vivres, etc. Je leur dis immédiatement : « Il faut que j’arrive à contacter ces Anglais. » « Ce sera impossible, me dirent-ils. Il y a en permanence des partisans qui les gardent », et ils m’indiquèrent le lieu exact où logeait cette mission.
— À partir de ce moment, j’émigrais dans la journée à 20 mètres de mes camarades dans une maison complètement détruite. Cognet me fournissait quelques légumes, des pommes de terre, un peu de farine de maïs, et je me confectionnais ma petite cuisine. Le soir je rejoignais assez tard mon étable et ma mangeoire.
— Un beau matin, c’était la première quinzaine de décembre peut-être vers le 10, je décidais « l’abordage » de la mission anglaise. Avec des ruses de Sioux, j’arrivais juste devant, caché derrière les buissons. Je les voyais à 30 m. Il n’y avait pas de rideaux. Ils étaient assis autour d’une table, bien propres. Dans un nuage de fumée, je distinguais des rayons pleins de vêtements kakis, des couvertures, des conserves, une bouteille de whisky sur la table. Je croyais rêver de voir ces lascars se la couler douce, se la faire belle comme on dit. Je pensais à mes deux camarades sur la route de Predmeya, en train de déblayer la neige, vêtus comme des minables alors que les rayons débordaient de vêtements, de pulls, de caleçons, etc. Tout me paraissant calme, je décidai de passer à l’attaque. Je sortis de ma cachette, traversai la petite route. À peine étais-je dans le couloir que trois Yougoslaves, sortis je ne sais d’où, me tombèrent sur le poil, l’arme au poing, m’invectivant, complètement déchaînés… Je rebroussai chemin, toujours sous leurs insultes, et réintégrai mon logis, bien décidé à tenter une nouvelle attaque, très vite. Quand j’expliquai à Cognet ce que j’avais vu sur les rayons, il avait les yeux hors de la tête, comme moi. Le lendemain, à la tombée de la nuit, je décidais de remettre ça. Même parcours, même poste d’observation. J’étais là depuis dix minutes à peine quand je vis un sergent se lever, sortir et traverser la route. Je me précipitai dessus. Quand il a vu ce hère devant lui, affreux, pas rasé depuis deux mois au moins, des sacs autour de mes ballerines, déchiré de partout, puant, il a eu un recul. Je l’ai agrippé. Je croyais qu’il allait se précipiter dans la maison et me fuir. J’avais bien ressassé mon anglais. Je comprenais pas mal l’anglais, le lisais assez bien mais je parlais mal. Je commençais : « I am French !…» Je n’étais guère beaucoup plus loin de ma conversation quand trois nouveaux archers me tombèrent dessus. Même sérénade que la veille. Mais cette fois ils ne me laissèrent pas partir, ils me ceinturèrent et me conduisirent dans une petite maison toute proche. Il y avait là un commissaire politique qui m’interpella. Je lui répondis que j’étais Français. Il me fit asseoir, appela un partisan qui était dans la pièce voisine, un homme de cinquante ans qui parlait parfaitement le français.
— « Le commissaire demande que vous lui racontiez votre vie. »
— C’était parti.
— Je commençai classe 1937. La guerre aux avant-postes. Mes citations, prisonnier de guerre, évasions, retour à Paris, repris après quatre jours, évadé du train me ramenant en Allemagne (janvier 1942), repris février 1943, Mauthausen, Loibl-Pass, évasion, bataillon russe, etc. Ça a duré une heure, tout en passant beaucoup de détails. Au bout d’un quart d’heure, il héla une dame âgée, me fit apporter une grande tasse de café au lait, un pot de confiture et du pain. « Mange. » Il me donna une cigarette. Il était passionné. Bougrement sympa ce Tovaric Mirko ! À la fin de mon récit, il me dit à brûle-pourpoint : « Que penses-tu de l’accueil que t’ont réservé les partisans ? » J’étais morfondu. Je mourais d’envie de lui crier de toutes mes forces : « Ils nous ont accueillis comme des chiens. » Je ne pouvais dire ça. Il était tellement sympathique et peut-être allait-il pouvoir faire quelque chose. Je m’en tirais par une pirouette : « Ce sont des gens qui souffrent et qui se battent tellement qu’il est difficile de pouvoir juger. » Je voudrais bien le revoir ce Tovaric commissaire Mirko pour lui demander s’il a cru vraiment ma réponse sincère.
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