Le neuvième cercle
s’approcha de moi décomposé : « Quelqu’un leur a affirmé, au Korpus, que Strasbourg était pris. » Ces bruits étaient consécutifs à l’offensive Von Rundstedt. Grand énervement ! Discussions passionnées entre eux. Je les observais. Rie… revint une heure après et me dit : « Ces c…-là, la moitié veut s’en aller cette nuit et repartir chez les Allemands ! » Ceux-ci étaient stationnés non loin de Zolla, dans la riche plaine de Vipacco, à 10 ou 12 kilomètres. J’en référais immédiatement à l’état-major. Les officiers étaient au paroxysme de la colère. Il était hors de question d’en laisser partir un seul. Ils connaissaient les emplacements des partisans, les effectifs, etc. C’était dramatique. Ils voulaient en fusiller quelques-uns, les meneurs, que je devais leur signaler, à titre d’exemple. Je donnais alors ma parole que pas un homme ne partirait, de me faire confiance…
— J’alertais immédiatement Rie… et lui dis : « Tu vas me réunir dix de tes camarades, ceux dont tu es sûr. » Dix minutes après, ils étaient là. Je leur remis à chacun une grenade et leur dis : « Vous allez monter la garde à tour de rôle devant la porte des baraques. S’il y a la moindre alerte, vous balancez la grenade. » Je réunis tout le groupe, leur certifiai que la « reprise » de Strasbourg était une fausse nouvelle et que le premier qui tenterait de partir serait descendu sans sommation. Moi-même je ferai des rondes, plusieurs dans la nuit. À l’appel du lendemain et du surlendemain, pas un homme ne manquait.
— Le matin du 24 décembre 1944, nous subîmes un bombardement d’artillerie pendant quelques heures. C’était assez mal ajusté. L’après-midi fut très calme. Nous nous étions promis de faire un petit réveillon. C’est Auguste qui s’en était occupé : un peu de farine délayée dans l’eau avec quelques morceaux de mou, le tout agrémenté d’un peu de graisse ; mais quel délice ! Nous avions une carafe de vin blanc, un bon verre chacun, peut-être deux. Nous avions décidé de commencer nos agapes à minuit tapant. Vers 11 h 30, je venais de faire ma ronde… Nous étions assis par terre autour du feu. Tout à coup, intense fusillade et au même moment la porte s’ouvre violemment. Dans l’encoignure se présente un soldat, mitraillette à la main. À peine rentré, il est ressorti. Nous n’avons pas encore compris pourquoi il n’a pas tiré. Il pouvait tous nous coucher en quelques secondes. Ce fut naturellement une fuite éperdue. Ça sortait de toutes les baraques, sous un feu nourri. C’était la nuit. Tout le monde tombait. Nous butions dans les troncs d’arbres, dans les branches. Même le bataillon italien s’enfuyait à toutes jambes. Quelle courette ! Nous avons ainsi couru plus d’une demi-heure. Les coups de feu toujours aussi nourris s’éloignèrent de plus en plus. Nous avons fait une petite halte. Les hommes arrivèrent de partout. Un ordre retentit dans la nuit : nous prenions la direction d’un col abondamment garni de neige glacée. Ça grimpait à un train d’enfer. Les lâchés n’avaient aucun espoir de revenir. Ce fut une grimpette qui s’arrêta tout en haut de la montagne, à 6 heures du matin. Nous étions vidés. Il y avait un petit plateau avec quelques granges. Cet endroit s’appelle « Meurs la Rouppa ». Janko m’a dit que ça voulait dire en serbo-croate : « l’endroit le plus froid ». Il a fallu trouver une place pour se reposer et se mettre à l’abri d’un vent glacial à cette altitude. D’autres bataillons étaient arrivés avant nous. C’était une attaque générale des Allemands et des Oustachis. Suivant leur bonne méthode, ils nous chassaient au plus haut pour nous faire crever.
— Les premières baraques : impossible de trouver une place. Le sol était jonché de partisans endormis. Finalement, à l’extrémité du plateau, il y avait une grange pleine de bûches avec du foin mouillé : presque du fumier. Nous nous sommes vautrés là-dedans. Quel formidable Noël 1944. Avec Cognet, dans notre correspondance de fin d’année, nous évoquons souvent cette nuit de cauchemar. Nous sommes restés là pendant huit jours avec un brouet clair le matin, un brouet clair le soir. Sans la moindre patate, sans la moindre pincée de maïs ou de quoi que ce soit. Il faisait moins 30°. Infernal ! Et cependant j’avais un fameux entraînement. L’ennemi
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