Le neuvième cercle
ayant regagné ses bases, nous redescendîmes à Zolla. Tout était brûlé excepté l’église et les cadavres des gens qui nous avaient hébergés – une dizaine environ – étaient allongés devant le cimetière.
— J’appris là que la patrouille italienne, qui gardait la route, s’était enfuie lors de l’attaque, sans donner l’alerte, sans donner un coup de fusil le 24 décembre à 11 heures et demie, de sorte que les hommes du bataillon italien qui se trouvaient dans les deux premières maisons ont été surpris et tués. Les autres victimes avaient été décramponnées dans l’escalade du col. Et tous mes Alsaciens étaient là. Ils étaient entraînés les bougres et tous mes petits Français aussi.
— Très bref séjour à Zolla. Alors commença la longue marche vers la Croatie, afin de la traverser, de rejoindre ensuite la Dalmatie libérée. Je passe sur les embûches de toutes sortes rencontrées pendant notre marche : la neige, le froid, les attaques de l’ennemi, la traversée de la Save, les nuits à la belle étoile, les marches de nuit. Un calvaire. Mais nous avancions. Nous avons atteint la Croatie, fin janvier, début février. Nous avons stationné dans une région, changeant souvent de place, entre Cernoml, Delmci, Karlovac.
— Un beau jour à Cernoml, un Yougoslave me dit : « Il y a des Français un peu plus loin. Ils ont le même costume rayé que tu avais avant. » Je me rends de suite à la maison en question et que vois-je ? Trois Français : Moreau, Backer, Aubert. Ils étaient au Loibl-Pass et s’étaient évadés deux mois après nous. Ils m’expliquent leur évasion et me disent que Ménard était avec eux mais que, épuisé, il était resté dans un village situé à quelques kilomètres. Il faut dire qu’eux-mêmes étaient dans un triste état.
— Je partis donc la nuit à la recherche de Ménard dans le village en question. Après avoir visité plusieurs maisons, je le trouvai allongé, amorphe, usé, recroquevillé sur lui-même. Je l’attrapai et l’embrassai. « Je vais t’emmener avec moi. » Il pouvait à peine parler tellement il était vidé. En rayé, pas de lainages, pas de chaussettes, de pauvres galoches trouées aux pieds. Je le pris sur mon dos et l’emmenai sans difficultés. Il ne pesait presque rien. Arrivé à Cernoml, il mangea une bonne soupe. Il y avait du feu dans la pièce. Je restais allongé sur le parquet près de lui. Nous nous sommes endormis. Le matin il parlait plus facilement. Je ne le quittais pas d’une semelle (je pouvais dire ça maintenant). Le Yougoslave qui servait la soupe avait pris pitié. « Tiens, disait-il, pour le petit Français. » Et il avait double gamelle. Nous parlions beaucoup. De temps en temps il s’assoupissait. Il aurait fallu que cette tranquillité durât un mois pour espérer le voir se tenir normalement. Hélas ! au bout de quatre jours l’ordre nous fut donné : il fallait partir. Une trentaine de kilomètres à faire dans la neige et le froid. 10, 20, 30, 40 centimètres de neige parfois. Ménard était incapable de partir. Il n’aurait pas fait 100 mètres. Il était beaucoup plus raisonnable qu’il restât là avec deux autres, incapables de marcher, dont un Alsacien qui avait les pieds gelés. Il y avait un feu, un toit à peine endommagé et ce Yougoslave qui s’occupait des cuisines et qui m’avait assuré qu’il prendrait soin de lui. Je n’ai jamais revu Ménard. L’Alsacien aux pieds gelés a dit qu’ils avaient été attaqués et que sûrement il n’avait pas pu s’enfuir. Il a dit cela en 1945, quand il est revenu à Strasbourg.
— Nous partîmes donc et, à marches forcées, toujours avec de nombreux reculs en arrière, retours en avant, selon les caprices de l’ennemi (je passe sur toutes les aventures pendant ce parcours). Vers le 15 février, nous sommes arrivés dans une petite ville de Croatie appelée Glina, située à une vingtaine de kilomètres de Zagreb. Il faisait moins mauvais. Il y avait des fermes, des civils, un peu d’activité. La maison où nous couchions, toujours par terre évidemment, avait des fenêtres. C’était l’école. Il faisait moins froid. Il y avait une mission anglaise. À 10 kilomètres, une petite ville d’eau (eau gazeuse chaude) nommée Topousco. Aussi une mission anglaise, commandée par un capitaine, qui était là depuis quinze jours. Il remplaçait Randolph Churchill qui était resté là, à Topousco
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