Le neuvième cercle
comme chef de mission pendant plusieurs mois.
— Nous sommes restés dans cette région un peu plus d’un mois. Il était impossible de s’aventurer vers la Dalmatie, pays libéré, car la route était très dangereuse, vers Bihac et Gospic le coin étant infesté d’Oustachis, très nombreux en Croatie. En mars, Split, puis avril Bari, Naples, etc.
— Qu’est devenu lviii Janko Tisler ? Il est resté chez les partisans jusqu’à la fin de la guerre. J’ai reçu de ses nouvelles fin 1945. Nous avons échangé une correspondance suivie. Il avait l’intention de poursuivre ses études en géologie à Paris. Je lui envoyais, sur sa demande, un certificat d’hébergement. J’ai été très heureux de l’accueillir. Il habita chez moi, dans une petite chambre confortable, puis fit venir sa femme, elle aussi héroïne de la résistance yougoslave, et sa fille, la petite Militza. Nous devons une reconnaissance infinie à cet homme qui a pris tous les risques pour nous venir en aide. Il fait partie du petit monde que j’admire profondément.
— Quant à Selena Vilman, elle a été arrêtée aussitôt après notre évasion. Comme un tout petit nombre était au courant de nos relations, je suppose que c’est Gartner, le kapo, qui m’avait arraché la lettre des mains dans le tunnel, qui a parlé. Selena m’a écrit, après sa libération. Elle devait venir à Paris. Finalement, elle s’est mariée à Secénice avec un officier partisan.
— J’ai tenu à pousser mon récit jusqu’en Croatie le plus rapidement possible, oubliant volontairement bien des épisodes pour en arriver à ma rencontre avec André Ménard et aussi pour parler de Jean Pagès.
— André Ménard, de Rennes, un des pionniers du réseau « Action », à peine dix-huit ans à son arrestation.
— Jean Pagès, de Prats de Mollo, une quarantaine de passages pendant la guerre jusqu’en janvier 1943.
— Comme on a très peu ou pas parlé de ces deux hommes, je vais vous dire ce qu’ils ont fait : après quinze mois et plus de déportation, dans un état physique que nous connaissons bien, qui aurait réclamé beaucoup de soins attentifs, ils se sont évadés avec un cran extraordinaire. Ils ont refusé de subir, de se soumettre. Ils ont montré aux bourreaux qu’ils ne les avaient pas abattus.
— Ils se sont évadés pour aller où ? Chez les partisans yougoslaves. Alors que ceux-ci rejoignaient les maquis, avec leur sac plein de lainages, de victuailles, parfaitement équipés et entraînés, pouvant se ravitailler, ceux-ci, malgré tout, mouraient de froid dans une proportion énorme. Pagès et Ménard sont partis en « pyjama » (le vêtement rayé en ersatz) avec aux pieds d’affreuses galoches. Ils se sont trouvés dans une guerre impitoyable, durant l’hiver 1944. La neige, le froid, la pluie, des températures de l’ordre de moins 10, moins 15, moins 20°, à suivre presque toujours la ligne des crêtes ; nourriture insignifiante à n’en même pas parler ; l’ennemi multiple : Allemands, Oustachis, Tcherkess, Bellogardistes. Pas de prisonniers. En général celui qui était touché, restait sur place. Pas de docteurs, d’infirmiers, d’ambulances, presque toujours des balles. Pour dormir ? Dans la nature, dans des maisons ou des granges, la plupart du temps en piteux état, dans la paille mouillée.
— La Yougoslavie 1940 : treize millions d’habitants. La Yougoslavie 1945 : un million quatre cent mille morts dont quatre cent mille au moins morts de froid dans la montagne.
— Pagès est enterré sur les bords de la rivière Isonzo, à la frontière italienne, dans une fosse commune.
— Ménard en Croatie, près de Cernoml, dans la région de Delnice. Je pense souvent à eux quand je vois des résistants de tous bords gorgés d’honneurs, bardés de décorations. Combien y en a-t-il qui auraient suivi Pagès et Ménard… seulement 10 mètres lix ?
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Camp de Loibl-Pass : les derniers jours.
— Le samedi 5 mai 1945 lx , réveil à l’heure habituelle. Travail au tunnel. Retour à midi. Pas de travail après la soupe de midi. À 16 heures, rassemblement, y compris des malades valides. Pas d’alignement. Pas de comptage des hommes. Le commandant du camp, Winkler, se présente devant nous sans son revolver. Il réunit les interprètes et appelle l’attention sur ce qu’il va nous dire : « La guerre est terminée. Nous sommes dès maintenant des hommes libres, mais
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