Le neuvième cercle
nous devons rester quelques jours au camp, jusqu’à ce qu’une organisation alliée nous prenne en charge. » Il nous recommande une bonne tenue et une discipline volontaire. Nous prévoyions un événement quelconque depuis quelques jours, du fait que nos bourreaux tortionnaires, les chefs de blocks, avaient abandonné leur tenue « häftling » pour l’uniforme des S.S. et étaient soumis chaque matin à un entraînement intensif de marche et de tir. Aussi avions-nous constitué un « Comité de gestion » du camp, tendance Front National. Il comprenait notamment : Pasquier, Loirat, Gaudin, Charlet, Theeten, Yanouch, Balsan, etc. Aussitôt que le commandant eut terminé sa harangue, les membres du Comité quittèrent les rangs et se placèrent sur l’estrade, à ses côtés. Pasquier fit traduire à celui-ci l’intention du Comité de prendre en main la gestion du camp après s’être fait ratifier par l’ensemble des camarades. Pasquier explique en français (que chaque interprète traduit à tour de rôle), les raisons de la constitution de ce Comité, ses buts et moyens, et demande la ratification immédiate, aussitôt accordée. Il fait appel à la raison de chacun pour la bonne tenue et la propreté du camp, la discipline librement consentie et propose quelques minutes de silence, en hommage à la mémoire de nos malheureux camarades morts en captivité, et au président Roosevelt pour son action en faveur de la paix. Puis il exige du commandant une substantielle amélioration de la nourriture pour commencer. On peut aisément imaginer notre état d’âme…
Dimanche 6 mai 1945.
— Réveil à 8 heures (au lieu de 4 h 30). Liberté totale dans le camp. Aucun incident notable si ce n’est que, dans la nuit, la garde volontaire a pris des camarades volant des denrées au magasin, qu’elle leur a fait aussitôt restituer au collectif. Pour regrettable que ce soit, ce vol après l’appel à la discipline, il n’est pas surprenant après tant de mois de sous-alimentation. Nous ne travaillons plus évidemment, et ne travaillerons plus. Le tunnel en restera là… Nous avons tout loisir, enfin, de contempler le magnifique panorama dans lequel, depuis si longtemps, nous vivons une existence de souffrances et de tortures, de bêtes affamées. Si tout nous semble encore tellement plus beau maintenant que nous sommes à peu près sûrs de sauver notre vie, nous ne pouvons pas ne pas éprouver une peine profonde et angoissée pour les pauvres gens qui, depuis plusieurs jours, s’égrènent au fond de la vallée en un interminable exode, au long de la seule route qui conduise au col. Primitivement composé presque exclusivement de militaires en déroute, le long serpent s’augmente progressivement d’éléments civils, serbes, allemands, slovènes armés jusqu’aux dents, bousculant tout sur leur passage, courant, hurlant, marchant à reculons pour tirer sans fin sur un adversaire invisible. Ce sont les groupements réactionnaires et collaborateurs, oustachis, blancs-gardistes, mikhaélovistes, etc. fuyant en protégeant leur retraite devant les républicains yougoslaves. Au soir, nous nous apercevons que nos tortionnaires qui, depuis hier ne pénètrent plus dans le camp, préparent leur départ qui, d’après ce qui se dit, doit avoir lieu dans la nuit. La soupe aux deux repas a été sensiblement améliorée, mais le commandant du camp s’est refusé à donner les rations demandées par le Comité, sous prétexte qu’il doit faire face aux provisions de route de ses troupes.
— Je ressens une légère douleur au mollet gauche. Yanouch diagnostique une trombo-phlébite et m’ordonne le lit dans l’immobilité la plus complète. Il fait un temps magnifique. C’est le printemps, la liberté, la joie dans les cœurs. Chacun déambule en devisant, et je me morfonds sur ma paillasse, dans la crasse et la puanteur. Les pronostics sur le jour et les différents modes de libération vont leur train…
Lundi 7 mai 1945.
— Réveil 7 heures. Vers midi, les camarades de Newmark remontent, harassés d’avoir eu à faire les 12 kilomètres de route avec les interminables convois de l’exode. Les S.S. et policiers sont toujours là et toujours prêts à partir. Nos tortionnaires de chefs de blocks, déguisés en S.S., vont et viennent, désœuvrés, heureux de se sentir à l’abri des vengeances de l’autre côté des barbelés. Ils se désennuient en tirant au fusil et au revolver dans
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