Le neuvième cercle
un jeune garçon, de douze ans tout au plus, qui surgit dans le Revier, un revolver dans chaque main, le doigt sur la détente ; ses yeux sont exorbités, hagards, pleins de haine. Il marche sur moi qui suis couché nu au soleil et braque son revolver dans ma direction. Je suis seul et je sens un frisson de terreur me parcourir. J’ai le sentiment que je vais être tué par ce gosse au moment où, après tant d’années de misère, de souffrances et de désespoir, je suis sur le point de revoir ceux que j’aime. Heureusement, Yanouch, toujours Yanouch, l’a vu et surgit derrière lui. Il lui enserre les deux bras et l’empêche de tirer. La pensée nous vient de le désarmer et de le corriger comme il le mérite mais nous craignons de provoquer de terribles représailles de ceux de sa bande si surexcités contre nous sans défense. Et Yanouch se contente de l’éloigner après lui avoir expliqué ce que nous sommes et ce que nous faisons là. Dès ce jour, le crépitement des mitrailleuses, des fusils, des revolvers, le sifflement des fusées, des obus va toujours croissant. La montagne se couvre de fumées, l’odeur de poudre se répand partout. C’est un combat de sauvages contre un ennemi invisible. Partout des incendies s’allument et irradient la montagne, et toujours l’incessant serpent de l’exode qui allonge lentement ses anneaux dans un mouvement saccade d’arrêts brusques et de départs épuisants. Les véhicules militaires sont de plus en plus nombreux : camions blindés, chars d’assaut, camions antichars. Au Revier, nous ne sommes plus que quelques-uns. La plupart de nos camarades allemands et polonais ont fait leur sac et se sont joints à la colonne d’exode allant, eux aussi, vers l’inconnu. Nous ne sommes plus que quelques Français et deux Polonais mourants. Yanouch est descendu à Neumark dès mardi. Il a pu faire téléphoner à l’hôpital pour demander qu’on vienne nous chercher. Réponse : « Peu de places et peu de vivres, et surtout pas d’essence. On va tâcher de s’en procurer et, en cas de réussite, venir nous chercher dès que le dégagement de la route permettra d’y circuler. » Il rentre le soir, exténué de ces quelque 30 kilomètres en montagne et à contre-courant des fuyards. Il était en « häftling » et, de ce fait, s’est fait interpeller par un officier allemand qui lui a demandé toutes sortes d’explications ridicules, comme si les Allemands étaient encore les maîtres. Il a essayé en route d’obtenir des voitures de Croix-Rouge qu’il a rencontrées, qu’elles nous prennent au camp, mais sans succès. Il est retourné à Neumark aujourd’hui, voyant qu’aucun secours ne nous venait de l’hôpital, malgré la promesse faite ; mais cette fois, il a enfilé de vieilles loques civiles abandonnées pour ne plus se faire interpeller. Il rentre le soir, épuisé. L’hôpital a pu se procurer l’essence nécessaire, mais toute circulation est toujours impossible sur cette seule et unique route de la gorge, toujours encombrée par l’exode interminable et pitoyable. Et les derniers camarades valides des jambes s’en vont à leur tour à l’aventure. Nos vœux les accompagnent… et nos cœurs se serrent…
Jeudi 10 mai 1945.
— Nos camarades ne sont pas revenus ; ils ont donc dû réussir à franchir le tunnel. Ils doivent être maintenant avec les Anglais ou les Américains. Peut-être aurons-nous la joie d’apercevoir leurs ambulances dans la soirée ou demain matin… En attendant, toujours ce lamentable défilé, toujours le pillage de nos baraques, toujours ces tirs de fusils, de mitrailleuses, de canons dans toutes les directions. Nous nous apercevons tout à coup que le block 5 est en flammes. La vallée se couvre d’une épaisse fumée noire qui monte en vrille et ternit le soleil couchant. Dix minutes ont suffi pour anéantir ce lieu de tant et tant de mois de souffrances, que nous avons laissé brûler sans tenter d’en sauver quoi que ce soit. Nous craignons que le tir n’atteigne les autres blocks et surtout celui dans lequel nous nous sommes réfugiés. Nous nous préparons à le fuir à tout moment. Yanouch nous assigne à chacun une tâche et éventre les barbelés les plus proches pour nous livrer passage. Mais la question des deux Polonais mourants le préoccupe : il ne voudrait pas les abandonner, et cependant fuir avec eux est impossible puisque nous sommes tous impotents et ne pouvons déjà pas nous
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