Le neuvième cercle
la montagne, ajoutant à la tristesse infinie de cet exode interminable qui ne cesse ni la nuit, ni le jour. Je retrouve Morin qui, à peine, a le temps de me dire bonjour. Le bruit du départ immédiat s’est répandu subitement… Affolement général. On court au paquetage, à la distribution des vivres, on pille le magasin aux chaussures, on déchire les draps pour confectionner des balluchons, on s’énerve. « On va à Klagenfurt, à Udine, à Trieste. » Personne ne sait exactement, mais chacun prétend savoir. Le commandant assiste, impassible et impénétrable, à cet affolement qu’il aurait bien vite réprimé, à coups de schlague, en d’autres temps. Enfin les S.S. se groupent à la porte du camp. Ils sont armés mais, paraît-il, sans cartouches. Les déportés sont groupés par nationalité, et le départ s’effectue au chant des hymnes nationaux. La colonne des bagnards « libérés », précédée et fermée par des groupes de S.S., s’insère non sans difficulté dans l’immense et incessant serpent des fuyards. Seul Jean Mesmer vient me dire au revoir en courant. Et les quelques infirmes que nous restons sommes abandonnés à nous-mêmes, avec, hors des barbelés, les quelques S.S. qui restent, toujours en instance de départ.
— Au Revier, l’équipe Joseph, Roland, Michel est partie sans la moindre hésitation, abandonnant les malades aux soins de Yanouch et de Roger, d’ailleurs volontaires. Nous sommes une vingtaine : Français, Polonais, Allemands et Yougoslaves. Ces derniers, qui ont été placés au camp par les Oustachis, n’ont pu suivre la colonne des valides de crainte d’être tués par ceux-ci au cours de leur retraite devant les républicains. Alors, ils s’habillent en civils et partent, par petits groupes, isolés, en évitant les blancs-gardistes en retraite. Nous sommes donc les maîtres du camp et commençons à nous organiser à l’intérieur du baraquement du Revier. Roland Lecontre, heureusement, est à peu près valide, et comme il est cuisinier de métier, il se charge de la cuisine. Gaudin et moi, immobilisés sur nos paillasses, ne pouvons rien faire.
Mardi 8 mai 1945 lxi .
— Pas de réveil officiel naturellement mais chacun se lève de bonne heure. Vers 9 heures, les S.S. partent enfin, commandant en tête. Nous voici enfin soulagés… même de leur vue. Quatre anciens déportés allemands, affublés malgré eux de l’uniforme S.S., ont pris la fuite peu avant le départ de ceux-ci. Aussitôt après le départ des S.S., le pillage commence. Ce sont les fuyards qui profitent des longs arrêts forcés de la colonne pour s’égailler vers le camp. Et tout y passe. Tous nos camarades valides se précipitent sur la cuisine et, en de nombreux voyages, rapportent des quantités considérables de vivres de toutes sortes. Nous avons grandement la subsistance assurée pour longtemps, malgré que les innombrables pillards plient sous le poids des charges qu’ils emportent ; et cela durera toute la journée et le lendemain, sans interruption ni de jour ni de nuit. Et le commandant prétendait ne pas pouvoir améliorer la nourriture en ces derniers jours !
— La route est jalonnée de voitures de toutes sortes, abandonnées souvent avec leur chargement de caisses de munitions, de fusils brisés, de casques, de mobilier, de literie, d’ustensiles les plus hétéroclites…
Mercredi 9 mai 1945.
— Toujours le même spectacle ininterrompu : l’exode et le pillage sans fin. Nous passons une journée tranquille au milieu de ce brouhaha qui monte toujours de la vallée sans que la montagne, dans sa majesté, semble seulement s’en apercevoir. Cependant, nous remarquons de plus en plus que sont agressifs les hommes qui montent jusqu’au camp pour piller. Certains entrent au Revier sous un prétexte quelconque : demander à boire ou à manger, quelque chose à emporter, d’autres nous interpellent au travers des barbelés. Ils nous parlent des bandits de partisans qu’il faut exterminer parce qu’ils sont la cause de toutes ces misères, ils ont fait massacrer beaucoup de Yougoslaves. Ils se tournent vers le sud en braquant leur revolver dans un geste de menace et de vengeance. On les sent pleins de haine et de rage, leurs yeux brûlent de colère. Je vois une femme bottée et nue sous une blouse noire qui s’écarte et ne laisse plus rien deviner à mesure qu’elle saute de rocher en rocher, revolver au poing, comme une sauvage. Puis c’est
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