Le neuvième cercle
traîner nous-mêmes. Il craint pour moi l’embolie si je fais le moindre effort. Nous nous étendons sur nos paillasses tout habillés et ne pouvons dormir.
Vendredi 11 mai 1945.
— Toujours le défilé, toujours la canonnade. Dès le début de l’après-midi le feu dévore le block 1 et nous apercevons un homme qui place au pied de la cuisine une fusée incendiaire. Roger court l’enlever avant qu’elle n’éclate mais il est vu d’un blanc-gardiste qui le menace de son revolver en hurlant que les partisans sont des sauvages qu’il faut exterminer et qui le seront tous sans exception (c’est Yanouch qui nous traduit). Quelques heures après, une nouvelle fusée incendiaire est découverte au même endroit. La volonté des blancs-gardistes d’incendier tout le camp ne peut plus faire de doute et nous risquons d’être grillés dans notre block. Nous n’avons toujours pas résolu la question du départ à cause des deux mourants qui sont parfaitement conscients du danger et qui pleurent, s’énervent, priant qu’on ne les abandonne pas. La nuit tombe et le crépuscule augmente notre angoisse. Le tir nous environne. Un obus vient d’emporter la toiture de l’un des blocks des policiers. À peine sommes-nous de nouveau étendus sur nos paillasses qu’une lueur formidable déchire la nuit. C’est le poste de garde qui flambe avec toutes ses munitions. Les cartouches, grenades, obus éclatent et projettent leur mitraille tout autour de nous et sur l’inépuisable ruban des fuyards qui se dispersent précipitamment de tous les côtés, courant souvent au-devant de la mort qu’ils voulaient éviter. Ce sont des explosions formidables qui nous couchent à plat-ventre. Nous voulons gagner les rochers proches par les ouvertures que Yanouch a pratiquées dans les barbelés, mais il est déjà trop tard pour s’exposer, et les deux Polonais nous surveillent, pleins d’anxiété. Nous sommes à plat-ventre sous les lits depuis déjà longtemps sans que les explosions s’apaisent. Des éclats trouent la toiture de notre block, les vitres sont brisées. Une lueur et une explosion plus formidables encore déchirent la nuit ; le block en a été secoué, les portes et les fenêtres arrachées. Le bruit vient de la route. Je me risque à regarder. C’est un camion de munitions qui explose à son tour. Une immense flamme monte au ciel, les explosions se succèdent en crépitant, là, tout près de nous. La chaleur est suffocante et la mitraille brûlante retombe sur la toiture, traverse les cloisons. Fuir ? Il est encore trop tard. Les quelques mètres seulement qui nous séparent des rochers sont impossibles à franchir, et puis… il y a toujours les deux Polonais… Je regarde le foyer qui s’apaise. Plus âme qui vive nulle part aux environs. Au travers des flammes qui diminuent peu à peu se dessinent dans l’ombre les carcasses des caissons de voitures, les cadavres des chevaux éventrés. Une nouvelle explosion me rejette à plat-ventre sous un lit (ce que c’est que l’instinct) et toujours cette terrible canonnade qui ne s’arrête pas. Rien à faire qu’à attendre le jour si la chance veut que nous le revoyions. Les explosions s’espacent, puis se raréfient. Le calme est à peu près rétabli quand le jour se lève.
Samedi 12 mai 1945.
— Nous regardons le spectacle inoubliable de ce ravage indescriptible. Tout est noir, fumant, se consumant, lentement, jusqu’à plus de 100 mètres du camion qui a explosé. Ce ne sont que débris, carcasses, fers tordus ; personne n’ose approcher, et cependant peu à peu le long serpent interminable de l’exode se reforme, en contournant le foyer dangereux. Les gens passent à proximité de notre block. Ils nous regardent, comme surpris de voir là des vivants après ce carnage. Le soleil monte, resplendissant dans un ciel sans nuage. Toute la vallée n’est que fumée. Nous sortons de sous nos lits. Depuis un moment, la canonnade a cessé. En profiterons-nous pour fuir dans les rochers avant qu’elle ne reprenne ? Je suis de cet avis avec quelques autres camarades. Yanouch aussi, mais il veut, lui, rester avec les deux mourants qui ont toute leur connaissance et auprès desquels il est resté pendant tout le danger, tenant une main à chacun d’eux. Nous tentons de le persuader de se mettre à l’abri avec nous, lui faisant ressortir que, puisque de son propre avis de médecin ils n’en ont plus que pour quelques heures tout au plus,
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