Le neuvième cercle
mourant, sur le visage duquel l’espoir est revenu. Nous donnons quelques vivres aux conducteurs et nous nous mettons en route accompagnés de quelques balles de mitrailleuse qu’un fou attardé s’amuse à tirer sur nous ; mais le détour de la route nous met bientôt hors de sa portée. Nous nous sentons pénétrés d’un profond soulagement. Mais je ne puis m’empêcher de penser à Yanouch qui, lui, court toujours le même danger. Je suis maintenant sauvé et il pourrait l’être comme moi sans cet infaillible dévouement qu’il exerce avec tant de volonté et de simplicité. La charrette descend lentement, les roues arrière bloquées par de gros rondins que les deux jeunes Yougoslaves appuient de toutes leurs forces contre les cerceaux pour faire frein ; nous sommes ballottés d’un côté puis de l’autre de la route, au gré des obstacles de toutes sortes qui la jonchent. Le temps est beau, tout est maintenant calme, frais, reposant. Je respire à pleins poumons et commence à retrouver mes facultés de réflexion. Je me demande ce qui se passe à la maison lointaine vers laquelle m’achemine lentement cet attelage délabré. Combien d’étapes encore et d’obstacles à franchir et de longues journées à errer avant de revoir enfin la France. On tire devant nous des fusées éclairantes, leur clarté déchire la nuit. Bientôt une voix gutturale, que je ne comprends pas, nous ordonne impérativement d’arrêter. Trois silhouettes d’hommes s’approchent de nous, revolvers braqués. Ce sont les premiers partisans que nous rencontrons. Ils interrogent nos conducteurs, mais ceux-ci ne les comprennent pas plus que nous et les explications en petit nègre de plusieurs langues ou patois sont laborieuses. Il en sera ainsi tout au long du trajet, ils nous laissent enfin continuer notre route. Un peu plus loin, ce sont des hommes qui surgissent tout à coup sur notre côté ; c’est un poste de partisans ; il est si bien dissimulé dans les rochers qu’il est impossible de le découvrir : même interrogatoire, mêmes difficultés que tout à l’heure avec nos conducteurs. Plus loin encore, nouvel arrêt, cette fois à l’orée de Sainte-Anna dont nous apercevons les toits des maisons en silhouette sur le ciel. Mais cette fois on nous oblige à descendre de voiture et l’on nous guide à l’intérieur d’une maison occupée par les partisans. Des hommes et des femmes armés, l’air résolu, les uns en civils, les autres vêtus de pièces d’uniformes disparates ; des officiers sans galons dont l’autorité se devine dans leur comportement et sur leur visage énergique et intelligent. On s’étonne de notre cortège, on nous questionne : qui sommes-nous, amis ou ennemis ? Que faisons-nous sur cette route en pleine nuit et en tel équipage ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Quelques-uns parlent le polonais que deux des nôtres comprennent à peu près. Arrive enfin un homme jeune, à la figure énergique et intelligente, qui s’adresse à nous en plusieurs langues dont quelques mots de français. J’essaie avec beaucoup de peine de lui faire comprendre que nous sommes des prisonniers politiques libérés, abandonnés parce que nous étions malades, que nous cherchons à rejoindre Trzic pour nous y faire hospitaliser. Il me fait comprendre que nous repartirons dans quelques instants, et nous fait donner du café chaud. Je regarde les allées et venues de ces hommes et femmes qui viennent de livrer un dur combat victorieux et poursuivent prudemment l’ennemi dont ils veulent débarrasser leur patrie… C’est le premier contingent que je vois d’une armée du peuple ; ma surprise est si grande que j’ai peine à croire ce que je vois. Je me sens plein d’admiration pour ces courageux combattants de la liberté. Nous reprenons notre route et avançons difficilement au milieu des débris de toutes sortes qui témoignent de l’acharnement féroce avec lequel les adversaires se sont combattus. Cadavres d’hommes et de femmes, de chevaux, voitures renversées, éventrées, munitions, armes, canons, camions rongés par l’incendie, paperasses, vivres, linge, chaussures, cigarettes répandus comme si on les avait semés, bicyclettes, machines à écrire… bétail et chevaux vivants par miracle, errant de tous côtés. Quel carnage ! Il nous faut à tous moments dégager le passage de la charrette. Nous sommes certainement les premiers sur cette unique route de la vallée,
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