Le Pacte des assassins
croyais avoir échappé pour toujours aux eaux
croupissantes de Venise, à l’humidité de notre palais de marbre gris. Je
voguais dans l’air vif de la tempête révolutionnaire.
Un groupe d’exilés qui n’étaient pas de ce
premier voyage de retour agitait autour de nous des drapeaux rouges. Et j’entendais
la voix saccadée de Lénine parler du prolétariat russe qui ouvrait la route à
la révolution mondiale.
J’enlaçais Heinz, je me collais à lui, je lui
murmurais : “Notre voyage de noces.” Il m’étreignait.
Quinze ans sont passés et je n’oublie rien de
mon désir, sur ce quai de la gare de Zurich, de mon émotion à en pleurer – et
de cette idée folle qui m’a envahie à l’improviste –, de ne pas aller au-delà
dans la vie, parce que j’avais la certitude que cet instant était le plus beau,
le plus pur, un début, comme quand on s’élance.
Peut-être avais-je l’intuition qu’inéluctablement
notre espoir, notre rêve allaient se dégrader ; et que, sans vouloir ou
pouvoir en être consciente, tout éperdue de passion et donc d’aveuglement, j’avais
déjà en moi les germes de l’inquiétude.
Les précautions prises par Lénine pour ne pas
se compromettre avec les Allemands, pour ne pas rencontrer Thaddeus Rosenwald
tout en acceptant les conditions du troc, je les comprenais mais elles me
décevaient.
Le regard de Vladimir Ilitch me mettait mal à
l’aise. Aujourd’hui, après tant d’années, alors que derrière moi s’amoncellent
les victimes de notre espérance, je dirais de Lénine qu’il avait le regard d’un
mystique sans dieu, d’un fanatique. Et, à l’autre extrémité, il y avait
Thaddeus Rosenwald le cynique, le rapace, qui servait le fanatique par jeu, par
intérêt, et qui se moquait bien de Heinz et de moi, qui nous regardait avec un
mépris amusé et un brin de compassion.
Même si j’avais compris tout cela, j’aurais
pourtant entrepris ce voyage malgré les cris de quelques Russes patriotes venus,
ce 27 mars, sur le quai de la gare de Zurich nous insulter, accabler Lénine et
les bolcheviks, les accusant d’être au service de l’empereur d’Allemagne, payés
par lui, et qui, alors que claquaient les portes des wagons, lançaient : “Espions
allemands, espions de Guillaume II ! Vive la Russie, à bas les
espions et les traîtres !”
Ces accusations m’ont troublée comme si elles
trouvaient quelque écho en moi. Car je connaissais déjà l’envers du décor.
« Thaddeus
Rosenwald et Heinz s’étaient rendus à Berne afin d’y rencontrer le comte von
Ramberg, ambassadeur d’Allemagne en Suisse. Et Thaddeus avait tenu à ce que je
les accompagne. J’avais eu la naïveté de lui confier qu’autrefois j’avais été
présentée à von Ramberg, une relation de mon père. J’avais alors fait dans le
grand salon du palais Garelli une longue révérence au diplomate. Celui-ci s’en
souvenait et en me baisant la main dans le vestibule de l’ambassade allemande, il
eut quelques mots ironiques, une expression bienveillante accompagnée d’un
soupir, puis d’une question sur mon père et mon frère dont il espérait qu’ils
ne se feraient pas tuer dans cette guerre qui n’était que le prélude à de bien
plus grands affrontements. Nous passâmes dans son bureau. Je me tenais en
retrait, mais, comme avait dit Thaddeus avec emphase, “la comtesse Garelli, notre
camarade, fait partie de la délégation chargée de vous rencontrer”.
Et j’écoutai von Ramberg lire d’une voix
dédaigneuse le message qu’il venait de recevoir de Berlin : “Sa Majesté
Impériale a décidé ce matin que les révolutionnaires russes seraient
transportés à travers l’Allemagne et seraient pourvus de matériel de propagande
pour pouvoir travailler en Russie.” “Travailler”, répéta von Ramberg. Puis, nous
dévisageant lentement, son regard s’attardant sur moi, il s’étonna :
— Mais où sont les Russes ? Heinz
Knepper, Thaddeus Rosenwald, comtesse Julia Garelli : quelle étrange
délégation russe !
Puis il haussa les épaules, rappela qu’aucun
des passagers de ce train, qui traverserait l’Allemagne, ne devait quitter les
wagons sous peine d’arrestation, de jugement, d’internement, et, pour les
sujets allemands, d’accusation de désertion et de trahison.
D’un geste de la main, Thaddeus Rosenwald
interrompit von Ramberg. Les Russes respecteraient l’accord dès lors qu’il
était conclu, dit-il. Il se
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