Le Pacte des assassins
leva, nous faisant signe de le suivre. Heinz hésita,
puis s’exécuta et je l’imitai.
Sur le seuil du bureau, Thaddeus Rosenwald
ajouta :
— “Matériel de propagande” est une
expression étrange. Nous voulons de l’or, seulement de l’or, mais notre prix
est élevé, Monsieur le comte. Car nous allons vous faire gagner la guerre
contre la France à moindres coûts.
— Et nous assurerons le succès de votre
révolution, riposta von Ramberg.
— Alors négocions les termes du troc, répondit
Thaddeus en retournant s’asseoir, et parlons cru : combien, Monsieur le
comte, où et quand ?
Je me souviens que j’ai eu honte. »
Ce mot de honte, Julia
n’aurait pas dû l’écrire. Il lui rappelle qu’au commencement même de ce voyage
de noces, de cette union avec la révolution, il y avait déjà l’hypocrisie, le
cynisme, le marchandage, l’entente avec l’ennemi déclaré, les militaires
prussiens, et, pour elle, la honte.
Et honte est un mot de passe qui l’oblige à
retourner au présent, à ces mois de janvier 1932, puis 1933, quand elle arpente
les rues de Moscou après s’être assurée qu’elle n’est pas suivie, et qu’elle
rencontre Sergio Lombardo, ce diplomate italien qui se charge de faire parvenir
en Italie, à son ami Marco Garelli, les carnets de sa sœur dont le sort l’inquiète.
Elle dit, tête baissée :
— Tout va bien, Sergio, tout va bien.
Mais Sergio lui saisit le poignet, la
contraint à s’arrêter au bord du trottoir alors que passe un « corbeau
noir », ces camionnettes dont chaque Moscovite sait qu’elles sont des fourgons
cellulaires et non des voitures de livraison, comme l’indiquent les inscriptions
tracées sur leurs flancs. Les « corbeaux noirs » sillonnent la ville
jusqu’à la prison de la Loubianka et, de là, à celle de Boutirki ou de
Lefortovo.
Le « corbeau noir » s’étant éloigné,
Julia et Sergio recommencent à marcher, et Sergio dit :
— Julia, il faut rentrer en Italie, le
fascisme est une villégiature, comparé à ce qui se passe ici et que vous ne
pouvez ignorer. Je lis chaque semaine les rapports de nos consuls à Kharkov, à
Novorossik. La famine s’étend. On exécute les paysans qui sont surpris à voler
quelques épis de blé ou de seigle. On les empêche de quitter les campagnes où
ils crèvent, et de se réfugier en ville où ils imaginent qu’ils échapperont à
la faim, aux équipes de la Guépéou. Mais on leur interdit de voyager. On les
laisse mourir, ou bien on les déporte par villages entiers, et, avec eux, tous
ceux qu’on appelle les « éléments étrangers, socialement dangereux ».
Ils meurent par milliers dans ces trains de la déportation qu’on arrête en rase
campagne, puis on décharge les cadavres qu’on enfouit dans des fosses communes.
Voulez-vous que je vous dise ce que contient le dernier rapport de notre consul
à Kharkov ?
Julia refuse en secouant la tête, mais Sergio
Lombardo poursuit comme s’il n’avait pas discerné sa réponse :
— « On ramasse à Kharkov, chaque
nuit, près de deux cent cinquante cadavres de personnes mortes de faim ou du
typhus. On a remarqué qu’un très grand nombre d’entre eux n’ont plus de foie :
celui-ci paraît avoir été retiré par une large entaille. La police a fini par
arrêter les amputeurs, ces entailleurs qui avouent qu’avec cette viande ils
confectionnent la farce des pirojki qu’ils vendent au marché… »
Un autre « corbeau noir » passe à
vive allure.
— Il faut rentrer en Italie, Julia, reprend
Sergio Lombardo. Profitez de la conjoncture : Mussolini veut conclure un
traité d’amitié avec la Russie, et Staline est demandeur. Votre passeport peut
encore vous protéger et je peux espérer obtenir un visa pour Heinz Knepper. Mais
cela ne durera qu’un temps. Après… »
Elle n’a pas répondu,
mais, dès qu’elle est arrivée dans sa chambre, elle a écrit dans son journal de
janvier 1933 ce que Sergio Lombardo venait de lui rapporter. Puis, sans même
aller à la ligne, elle a noté les mots qui surgissaient de ses souvenirs des
premiers jours d’avril 1917, quand le train avait enfin traversé la frontière
russe, qu’elle découvrait les bouleaux blancs, les vastes étendues de neige.
Dans chaque gare, une foule de marins et de
soldats en armes attendait le train. Et Lénine, du marchepied du wagon, dénonçait
la guerre, « ce honteux massacre impérialiste », « les mensonges
et
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