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Le Pacte des assassins

Le Pacte des assassins

Titel: Le Pacte des assassins Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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de paysans déportés sur l’île
de Nazino.
    J’en veux à Heinz d’avoir laissé ces feuillets
plusieurs jours sur la table. J’ai d’abord refusé de les lire, ne les déplaçant
pas pour qu’il comprenne ma volonté d’ignorer, prenne acte de ce qu’il
appellera sans doute ma lâcheté. Et j’en rougis de honte.
    Mais un matin, avant de quitter la chambre, il
a poussé vers moi les feuillets.
    — La Guépéou, et donc Staline, veut que
tous les bolcheviks sachent ce que la révolution doit faire pour survivre, a-t-il
dit.
    Il a haussé la voix. Elle est si rauque que j’ai
l’impression qu’elle va se briser. Elle devient aiguë.
    — C’est comme un accouchement, Julia, crie-t-il
presque. Ce n’est pas propre comme un linge blanc, mais c’est l’humain. Il y a
du sang, on taillade les chairs, la femme hurle, on coupe le cordon, elle est
délivrée, mais parfois le bébé meurt, parce qu’il se présente mal, et la mère
succombe avec lui. C’est un risque. Nous l’avons pris. L’accouchement est
difficile, aux forceps.
    Et tout à coup il hurle :
    — Lis, lis donc, je ne veux pas être le
seul à savoir !
    J’apprends ainsi qu’il existe une île qui s’appelle
Nazino au confluent de l’Ob et de la Nazina, un endroit vierge, sans la moindre
habitation. On y a débarqué 6 114 déportés. Pas d’outils, pas de semences,
pas de nourriture. Le lendemain, la neige se met à tomber. Le vent se lève. Les
gens commencent à mourir. Ce n’est qu’au quatrième ou cinquième jour après l’arrivée
des déportés sur l’île que les autorités envoient par bateau un peu de farine à
raison de quelques centaines de grammes par personne. Ayant reçu leur maigre
ration, les gens courent vers le rivage et tentent de délayer dans leurs
chapkas, leur pantalon ou leur veste, un peu de cette farine avec de l’eau. Mais
la plupart des déportés dévorent leur farine telle quelle, et meurent souvent
étouffés. Durant tout leur séjour sur l’île, ils ne reçoivent en tout et pour
tout qu’un peu de farine. Les plus débrouillards s’efforcent de cuire des
galettes, mais il n’y a pas le moindre récipient et bientôt apparaissent des
cas de cannibalisme… »
    À chaque
anniversaire de ces deux naissances, en janvier 1932 puis en janvier 1933, je
vois Julia seule dans la chambre que Heinz Knepper vient de quitter.
    Elle prend son carnet comme une élève appliquée.
Elle évoque d’abord ces jours de 1917, quand le frère de Julia, Marco Garelli, revenu
du front, pousse la porte de la chambre et les surprend, elle et Heinz, dans la
nudité de leur sommeil.
    Il hurle, il les menace, revolver au poing. Julia
se campe devant Heinz, et, tout à coup, Marco se met à pleurer, baisse la tête,
leur demande de se rhabiller, et Heinz le fait avec difficulté parce que son
bras droit est encore raide, ses blessures saignent à chaque geste un peu
brusque. Il porte les vêtements de Marco Garelli que Julia lui a prêtés. Il s’avance
vers Marco, qui ne bouge pas, décline son identité, sa qualité d’officier
allemand, servant dans l’armée autrichienne, et dit :
    — Tuez-moi ou livrez-moi, je suis
responsable ; votre sœur n’est en rien coupable.
    Julia bondit.
    En quelques semaines, elle est devenue cette
femme sûre d’elle, de son corps, de ses idées, sûre de sa volonté de lutter
contre la barbarie impérialiste et cette tuerie née du capitalisme, pour la
révolution mondiale qui va embraser, à partir du charnier européen, tous les
continents, et les prolétaires, les exploités établiront sur terre le règne de
la justice et de l’égalité.
    Elle parle, elle parle, corps nouveau, langue
nouvelle.
    Marco Garelli la regarde avec des yeux effarés ;
la stupéfaction, le désespoir et la colère, l’incompréhension puis l’abattement
se mêlent pour déformer son visage. Ses traits expriment à la fin un
accablement désabusé comme s’il recouvrait le réalisme et la sagesse des
anciennes lignées, d’une vieille république, qui savaient qu’on ne peut se
dresser contre la fatalité, qu’il faut laisser passer la vague.
    — Qu’allez-vous faire ?, demande-t-il
seulement.
    « Je pense à
Marco, à l’aide qu’il nous a apportée, écrit Julia. Sans lui, nous n’aurions
pas pu gagner la Suisse, vivre ce que nous avons vécu, ces jours exaltants, cette
espérance. »
    Elle s’interrompt. C’est assez de souvenirs, d’eau
pure pour ce jour de janvier

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