Le Pacte des assassins
les tromperies des cannibales capitalistes »…
Puis ç’avait été l’arrivée à la gare de
Finlande, à Petrograd, et la voix exaltée de Lénine lançant :
« La révolution socialiste internationale
a déjà pris naissance… L’Allemagne bouillonne… Le capitalisme européen pourrait
s’effondrer d’un jour à l’autre… La révolution que vous avez accomplie en
Russie a pavé la voie et ouvert une ère nouvelle ! Longue vie à la
révolution socialiste mondiale ! »
Julia se souvient qu’elle s’était pendue au
cou de Heinz qui, gêné, avait dénoué ses bras, cependant que la fanfare de la
Garde jouait La Marseillaise. Puis Lénine avait bondi sur le quai, grimpé
sur un char et lancé :
« L’aube de la révolution mondiale luit… Vive
la révolution socialiste mondiale ! »
Et, tout à coup, les
mots se dérobent, sa main se fige.
Julia n’a plus de mémoire.
Elle a entendu des pas dans le couloir. Ce ne
sont pas ceux, furtifs, hésitants, des habitants de l’hôtel Lux, des camarades
du Komintern.
On marche avec assurance. On parle haut et
fort.
Julia glisse son carnet dans son corsage. C’est
comme si on lui écrasait la poitrine, lui serrait sa gorge. Elle imagine que
les agents des « Organes » vont faire irruption dans la chambre, retourner
le matelas, renverser les livres, puis ils porteront les mains sur elle et ils
l’entraîneront. Devant la porte de l’hôtel Lux attend un « corbeau noir ».
Elle sait que personne, dans le hall, ne la
regardera.
On aura, à cet instant, déjà oublié son nom et
son visage.
6.
Les pas se sont éloignés dans les couloirs de
l’hôtel Lux.
Julia d’abord ne bouge pas, puis, peu à peu, l’étreinte
qui l’étouffait se desserre et elle entend les bruits familiers de l’hôtel, des
portes qui grincent, une toux rauque, les pleurs d’un enfant, sans doute Maria,
la fille de cette camarade polonaise, Vera, dont le compagnon, Lech Kaminski, a
disparu depuis deux mois, peut-être en mission à l’étranger, ou bien enfoui
dans une cellule de la Loubianka, ou en train d’abattre des arbres en Sibérie
afin d’ouvrir une nouvelle route, de construire une voie ferrée, de creuser un
canal, de contribuer ainsi à l’édification du socialisme tout en expiant sa
faute.
Sans même savoir de quoi on l’accuse.
Mais peut-être a-t-il suffi qu’il s’émeuve du
sort de ces paysans déportés par villages entiers, et un mouchard, croyant par
là se protéger, a dénoncé la compassion coupable du Polonais Kaminski, ses doutes
criminels, sa trahison.
Et quelqu’un, évoquant son cas, a cité le
camarade Zinoviev, compagnon de la première heure de Lénine qui s’était adressé aux communistes polonais en leur
criant : « Nous vous briserons les os ! » Et c’était Lech
Kaminski qui lui avait répondu : « Chers amis soviétiques, ce ne sont
pas les gens à qui on peut briser les os qui sont dangereux pour vous, ce sont
les gens qui n’ont pas d’os ! »
Le NKVD a retrouvé dans le dossier de Lech
Kaminski cette phrase-là, et un officier des « Organes », brandissant
le dossier du coupable, a cité Staline :
— Bon gré, mal gré, il faut parfois
empoigner le couteau du chirurgien pour se séparer de certains camarades.
Alors Vera, la compagne de Lech Kaminski, et
Maria, leur petite fille, peuvent bien pleurer. Elles devraient plutôt se
féliciter qu’on les tolère encore à l’hôtel Lux. Mais cela ne durera pas. Et
Vera le sait, qui chaque jour pense à se précipiter avec sa fille par la
fenêtre afin de rejoindre – car elle s’est remise à prier, cette Polonaise !
– son compagnon sans doute tué d’une balle tirée à bout portant dans la nuque.
Adieu, Lech Kaminski, toi qui avais été arrêté,
torturé, par la police polonaise à la prison Pawiak, à Varsovie, toi qui avais
cru trouver refuge au pays des Soviets, toi qui croyais à la révolution
mondiale, toi que les « bourreaux impérialistes » n’avaient pu briser,
auxquels tu n’avais rien dit qui pût compromettre tes camarades ! Ce
devait être en 1920.
Julia écoute encore,
et les pleurs de Maria, mêlés maintenant aux sanglots de Vera, la rassurent. Elle
reprend son carnet, le rouvre et écrit : « Tout était déjà dans les
commencements. » Et elle se souvient que cette phrase qu’elle note en ce
début du mois de janvier 1933 n’est que l’écho de celle qu’elle avait écrite en
1920,
Weitere Kostenlose Bücher