Le Pacte des assassins
sous l’uniforme qui combattaient l’Allemand
et dont des centaines de milliers de camarades étaient déjà morts depuis 1914.
— Mais non, mais non ! a répété
Thaddeus Rosenwald. On offrira la paix et la terre au peuple. Et les foules
nous acclameront. Elles pilleront les palais de leurs maîtres. Et les soldats
déserteront avec leurs armes et fusilleront leurs officiers.
Il a épaulé comme s’il tenait un fusil.
— Les Allemands vont favoriser notre
retour en Russie parce qu’ils pensent comme moi. Et quand nos troupes se seront
débandées, ils retireront leurs divisions du front, les transporteront en
France, et la bonne petite république bourgeoise, la belle et ronde Marianne n’aura
plus qu’à se coucher comme en 1870 ! L’Allemagne et nous, nous serons
victorieux !
Il s’est tourné vers Julia.
— Mais nous aurons contaminé l’Allemagne.
Et l’argent qu’elle s’apprête à nous verser, nous l’utiliserons contre elle
pour construire le parti des bolcheviks allemands.
Il a tapoté l’épaule de Heinz.
— Et votre Heinz, comtesse, sera le
Lénine allemand !
Il a ri, agité ses mains comme un
prestidigitateur.
Et Julia en a frissonné.
5.
Cette peur et même ce mépris dégoûté qu’inspire
Thaddeus Rosenwald à Julia, je les perçois à chaque fois qu’elle évoque dans
son journal ce qu’elle appelle son « voyage de noces », ces quelques
jours passés dans le train allemand qui, de Schaffhouse, à la frontière suisse,
jusqu’à Berlin, puis Malmö et Stockholm, allait conduire cette vingtaine de
révolutionnaires jusqu’à Petrograd. Et Lénine, après avoir longuement dévisagé
Julia – elle avait été transpercée par ce regard intense –, avait décidé que la
« jeune camarade aristocratique », « la comtesse vénitienne »,
comme il la désignait – son visage se plissait alors dans une grimace qui
devait être un sourire – serait du voyage avec le camarade Heinz Knepper.
Près de quinze ans plus tard – ainsi, dans son
carnet de 1931, puis encore dans celui de 1932 –, Julia, se souvenant de ce
moment-là, retrouvait un peu de son exaltation d’alors, de la joie qui, tout au
long de ce voyage, l’avait habitée, et elle en restituait l’atmosphère : les
douaniers suisses à Schaffhouse confisquant toutes les victuailles que les
Russes avaient accumulées pour leur long périple en Allemagne jusqu’à la Baltique ; ou bien cette halte à Berlin, ces
deux soldats allemands que Heinz, invita, contre tous les engagements pris, à s’approcher
du wagon et auxquels il annonça que la révolution était en marche, qu’elle se
répandrait à partir du foyer russe sur toute l’Europe, et d’abord en Allemagne ;
et Thaddeus Rosenwald l’interrompit avec brutalité, hurlant même, chassant les
deux soldats effarés par cette violence ; Thaddeus claqua la porte du
wagon, bouscula Heinz, cet idiot, ce provocateur, clama-t-il, qui mettait
Lénine en péril, qui pouvait les conduire à être tous internés en Allemagne, car
lui avait pris des engagements avec l’état-major de Guillaume II : pas
un mot aux Allemands pendant la traversée du pays, pas un pas sur le sol du
Reich !
Lénine intervint, entraîna Heinz dans son
compartiment sans même accorder un regard à Thaddeus Rosenwald avec qui il n’avait
jamais voulu dialoguer, faisant de Heinz Knepper son négociateur, et, dans son
carnet de 1931, Julia écrit :
« Hypocrisie et habileté de Lénine. Il
refusait de rencontrer Thaddeus, mais il chargeait Heinz de conclure l’accord
avec le “magicien de la révolution” qui, pour moi, n’était qu’un corrompu, un
maquignon qui échangeait la paix avec l’Allemagne contre le retour de Lénine en
Russie. Et dans cette négociation Thaddeus, intermédiaire avide, prenait sa
part. Pour lui, la révolution se confondait avec l’or. Pour moi, avec la
passion. Pour Heinz, avec la raison. »
L’espace de quelques
lignes, elle oublie Thaddeus Rosenwald et revient à ce 27 mars 1917 sur le quai
de la gare de Zurich :
« Je serrais la main de Heinz si fort qu’il
tentait d’écarter mes doigts, puis il y renonçait, souriait, murmurait que j’étais
folle. J’étais ivre d’enthousiasme, plutôt, non pas d’avoir bu cette chope de
bière dont je sentais encore la mousse âcre sur mes lèvres, mais de ce départ, de
ce voyage qui commençait : mon voyage de noces avec Heinz, avec la
révolution, avec l’avenir. Je
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