Le pas d'armes de Bordeaux
Langue d’Oc plus près de mourir que de vivre. Leurs visages étaient gercés des morsures du gel et du vent. Leurs yeux pleuraient sans raison et la fragile chair des paupières se craquelait de même que celle, pourtant plus épaisse, de leur front. Tout aussi rougis que leurs doigts par les engelures, leurs orteils endoloris ne cessaient leurs démangeaisons : il leur semblait avoir des fourmis dans leurs heures. Une satisfaction renforçait leur courage : ils avaient des mules et des chevaux vaillants, peu sensibles à la froidure. Ils repartiraient demain. Maussades et peu diserts, ils avanceraient à travers le silence et l’incertitude d’une contrée au ciel plombé, livrée aux flagellations d’un vent d’est. En mouchetant la neige de leurs empreintes, les oiseaux transmuteraient les champs et les talus des chemins en hermines de Bretagne.
– Je ne vous entraînerai pas dans de nouvelles mésaventures…
Une obscure prescience tourmentait Tristan : il reverrait Guesclin. Il ne pourrait faire autrement que de venger Teresa et Simon. Dieu le lui permettrait. Il n’éprouvait aucune impatience. Pour le moment, il savourait mélancoliquement le bonheur d’être sous un toit, hors de portée des lueurs glacées des étoiles. C’était un plaisir quasiment neuf que d’être attablé près d’une cheminée flamboyante en compagnie de trois hommes dont jamais ne s’était démenti le dévouement à sa personne.
– Où allons-nous ? questionna Paindorge.
La réponse tomba. Sa fermeté décontenança Tristan lui-même.
– Castelreng. Je veux saluer mon père.
– Et demeurer en son châtelet ? demanda Lebaudy non moins fermement.
– Je ne sais… Il me faut vous dire que mon père, Thoumelin, a épousé mon ancienne fiancée peu après que j’ai rompu avec elle. Il lui a fait un fils qui s’appelle Olivier.
– Vous êtes l’ains-né, dit Lemosquet.
– C’est vrai. J’ai tous les droits ou presque. Il ne m’importe que de saluer mon père et d’apprendre par sa bouche quand est né cet enfant et si quelque seigneur à l’entour de Castelreng pourrait nous prendre tous à son service.
Il en avait assez dit. Il se leva, vida un dernier gobelet de vin et monta dans sa chambre.
*
Après qu’ils eurent contourné Montluçon, traversé Clermont et Rodez, ils prirent le chemin d’Albi qui, par Réalmont et Castres, puis Mazamet, aboutissait à Carcassonne.
La neige pleuvinait de moins en moins. Le gel la durcissait sitôt saupoudrée sur les couches précédentes, et le soleil frileux n’en amincissait point l’épaisseur. Là où les arbres se raréfiaient, on voyait l’infini de son écume blanche où parfois, à l’instigation d’un seul, des volées de corbeaux s’abattaient à la recherche d’une maigre pitance.
À Aurillac, les quatre hommes avaient dû repousser les assauts d’une meute de loups. D’autres les assaillirent alors qu’ils cheminaient en direction d’une forêt dans laquelle ils avaient renoncé à s’engager : la Loubatière. Il leur fallut s’arrêter, assembler les chevaux effrayés, allumer un feu de branches de pin – les seules qui pussent flamber -, férir à coups d’épée les bêtes les plus hardies jusqu’à ce que le meneur de la horde imposât la retraite.
Satisfaits et cependant inquiets, ils gagnèrent Saissac. L’énorme château les accueillit dans son enceinte avec d’autres voyageurs : des drapiers juifs en partance pour Carcassonne avec, ils ne s’en cachaient pas, une précieuse charretée d’étoffes en provenance de Montauban.
– Brocarts, yraignes, couvrechefs cariset, satanin ; leur charriot est plein jusqu’en haut des trésailles 218 , commenta Paindorge après qu’il eut conversé avec le plus jeune des commerçants. Ils m’ont proposé que nous les accompagnions.
– Non, dit Tristan. Cela nous prolongerait de dix à quinze lieues : ils sont six dont quatre jeunes. Je soupçonne ceux-là d’être armés.
– Ils ne portent pas la rouelle, s’étonna Lebaudy.
– Les Juifs qui voyagent en sont dispensés. Mais leur chapeau pointu dénonce leur origine.
– Ils craignent les routiers.
– Nous aussi, dit Lemosquet. Bon sang, Robert, ajouta-t-il en s’adressant au seul Paindorge, on a fait tout ce qu’on pouvait pour les Juifs d’Espagne ; on va pas recommencer !
Tristan sentit trois paires d’yeux sur son visage.
– Il y a des routiers, c’est vrai, dit-il. Certaines
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