Le pas d'armes de Bordeaux
l’espoir insensé qu’elle disparaîtrait ensuite, définitivement, de ses pensées :
– Si elle était restée en Angleterre, elle aurait suivi Jeanne de Kent à Bordeaux. Adoncques, elle vivrait encore. Et c’est peut-être là qu’on se serait connus…
Paindorge haussa dubitativement les épaules :
– Dieu a voulu votre rencontre avec Luciane à Cobham.
– Il ne peut avoir voulu qu’elle périsse ainsi !
Pourquoi se courroucer ? Personne, ici-bas, ne pouvait s’opposer aux exigences divines. Autant sinon davantage que les idoles païennes, Dieu s’offrait çà et là d’iniques sacrifices. Il fallait accepter le mystérieux cheminement qui de la lumière aux ténèbres, avait conduit Luciane à Gratot. Elle y était née, elle y était morte. Sans doute le Très-Haut lui révélait-il ainsi, à lui, Tristan, l’indignité ou l’infamie qui avait marqué son séjour à Bordeaux puis à Rechignac.
– Dieu frappe aveuglément !
Un rayon de lumière éclaira le ciel au-dessus de Coutances. Il semblait que ce fût un appel, une incitation au départ pour des cieux plus chauds et plus secs. Plus paisibles également. Cependant, tourné vers la double entrée de Gratot, Tristan se sentit incapable de répondre à des interrogations des plus ordinaires. Pourquoi partir ? Pourquoi, parmi tant d’autres, était-il ainsi frappé ? La loi du Seigneur ? Son esprit et son corps regimbaient à s’y soumettre. Chacun de ses muscles, chaque goutte de son sang, chacune des fibres nerveuses qui le soutenaient si bien lors des mêlées, chaque grain de la moelle des os qui composaient son personnage, tout en lui s’exaspérait contre cette sujétion au Créateur.
– Il se pourrait, dit-il, que ce soit Bagerant. Il savait que j’étais attendu à Gratot.
Paindorge accepta cette supposition :
– C’est un malandrin capable de tout, mais faudrait avancer des preuves.
– Il a quitté Bordeaux après cette joute où je l’ai humilié. Si nous étions revenus en hâte…
– Holà ! protesta l’écuyer. Je ne vous suivrai pas sur un pareil chemin. Bagerant est un suppôt de Satan. Il est capable d’avoir assailli Gratot. Mais sans le moindre indice, sans la plus petite trace de son passage, votre accusation me paraît fragile. Et je crois qu’il aurait épargné votre épouse pour en jouir en pensant à vous.
– Seul Bagerant peut commettre de pareilles horribletés.
– Croyez-vous ? Moi, j’en connais un autre.
Tristan acquiesça. Il ne savait qu’une chose : il ne devait pas s’attarder à Gratot. Une nuit seulement. Demain, dès l’aube, il déciderait de son devenir tout en chevauchant vers Coutances.
– Où sont-ils enterrés ?
– Là-bas, dit Lemosquet. Contournez le clocher.
Tristan marcha vers l’église où frère Bérenger avait célébré son mariage avec Luciane. À Rechignac, des pierres, des rochers obstruaient le chemin. Ici, c’étaient de hautes herbes aux revers scintillants comme des lames et des bardanes dont les boutons, par grappes, s’accrochaient avidement à ses chausses comme pour l’empêcher d’avancer.
Il se sentait profondément serein. Détaché de tout, à se demander s’il avait jamais été épris de Luciane ou si, plus encore que les batailles, son chagrin avait réduit son cœur à la taille d’une noisette. Il avait été certain de trouver une épouse inchangée. Certain de reprendre la vie commune là où elle avait divergé. Il n’avait jamais été enclin à imaginer Luciane confinée dans une attente pénible et se demandant : « M’aime-t-il ? Sait-il combien je l’aime ? » mais il était certain qu’elle n’avait jamais cessé d’espérer de lui un retour définitif. Il s’était maintes fois rassuré en se disant que Tiercelet et Thierry veillaient sur elle. Rien n’avait jamais dû troubler ce climat d’espérance dans le quel ils avaient tous vécu. Il avait reconstitué de loin cette existence qui peut-être ne correspondait en rien à ce qu’il imaginait. D’épais nuages, sans doute, s’étaient interposés entre ses songeries et la réalité, comme de son côté, à elle , d’autres nuages avaient occulté la vérité. La pire des guerres s’était insérée entre eux, et il lui semblait maintenant que rien ne se serait jamais produit s’il avait mieux aimé Luciane, s’il avait agi différemment envers elle.
Eh bien, non : il n’avait pu réformer sa nature. Était-ce Dieu qui
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