Le pas d'armes de Bordeaux
nuits, nous avons vu des feux qui révélaient leur présence. Mais ces Juifs ne sont plus qu’à huit ou dix lieues de Carcassonne et les villages, maintenant, sont nombreux et seront, j’en suis sûr, de plus en plus accueillants. S’ils voulaient cheminer sans tourment, ces marchands n’avaient qu’à engager quelques hommes d’armes. En les payant sans rogner sur leur solde, ils assuraient leur sécurité… Nous ne pouvons nous retarder. Si nous étions allés, nous aussi, à Carcassonne, eh bien, nous aurions veillé sur eux sans qu’ils n’aient rien à débourser, mais nous allons cheminer vers Alzonne, Montréal et Limoux. Deux lieues après cette cité, vous apercevrez le donjon de Castelreng.
Il devinait l’essentielle pensée de ses compagnons : « Pourvu qu’on nous y reçoive ! » et son attitude à l’égard des Juifs était celle qu’ils avaient espérée. Paindorge, d’ailleurs, n’avait pas plaidé leur cause : il s’en était tenu aux faits. Il avoua, cependant :
– Après ce que nous avons vu en Espagne, les Juifs ne sont plus pour moi ce qu’ils étaient…
La nuit, dans l’écurie transformée en dortoir, Tristan se demanda ce qu’eussent commis les Bretons de Guesclin s’ils avaient fait halte à Saissac. Sans doute auraient-ils accompagné les marchands jusqu’à un lieu propice où par les coups et la menace, ils les eussent soulagés de leur charretée avant, sans doute, de les occire.
– À quoi pensez-vous ? demanda Paindorge qui, lui aussi, restait éveillé.
Aux Bretons.
– Moi aussi… mais je n’oublie pas Gratot. Je me refuse à imaginer la prise du château et la défense de ceux que nous aimions.
– Moi, au contraire, j’imagine la fureur de Tiercelet et l’angoisse de Luciane. Et le courroux et la frayeur des autres. J’ai besoin de paix. Je me sens le cœur gelé tout autant que la nature. Si j’étais femme, eh bien, je pleurerais sans fin. Sur la destinée des autres et sur la mienne.
– Serons-nous demain à Castelreng ?
– Nous y serons à la vesprée si nous partons à l’aube.
Paindorge bâilla bruyamment. Tristan se recroquevilla sur son lit de paille. Il savait qu’il ne dormirait pas. Il se mit à penser à son père. Vivait-il encore, lui alors que tant d’autres avaient horriblement disparu ?
– Fasse Dieu que nous soyons bien accueillis, dit l’écuyer. J’ai le cul en compote.
– Nous l’avons tous. Si mon père est vivant, nous nous reposerons.
C’était une affirmation déraisonnable, mais il fallait rassurer Paindorge : son courage s’en était allé en charpie jour après jour depuis leur départ de Rechignac. Il était grand temps pour lui de recouvrer sa bonne humeur et sa fortitude.
– C’est étrange, dit l’écuyer entre deux bâillements, je ne sais pourquoi, mais je crains que nous ne soyons pas au bout de nos épreuves. Satan chevauche avec nous.
Cette confidence n’imposait aucune obligation de réponse. Encore étourdi par son deuil et les images qu’il lui suggérait, Tristan doutait autant que son écuyer d’obtenir enfin quelques bribes de bonheur. Il se savait toujours le jouet préféré de la male chance. C’était sûrement une paix de compromis qu’il allait connaître à Castelreng. Il s’y sentirait seul, sans doute, malgré l’attentive présence de ses compères. Un étranger. Un homme ayant peut-être achevé le cycle de ses malaventures et ne voyant autour de lui rien sur quoi s’appuyer.
Le silence nocturne aggravait le sentiment de dérision qui le hantait depuis sa capture à Nâjera, aggravé par la révélation d’une impuissance éprouvée tant devant Tancrède mourante que devant l’emplacement de la fosse commune où reposait Luciane. Mais pourquoi avait-il tendance à accepter aussi aisément, parfois, la loi divine – pour autant qu’il en existait une – ? De tous les attachements sentimentaux dont il n’avait cessé de se sentir tributaire, un seul s’imposait encore à lui avec une force, une acuité qui ne s’émoussait point.
– Oriabel, murmura-t-il.
– Qu’est-ce que vous dites ? s’enquit Paindorge, tourné sur le flanc.
– Ai-je dit quelque chose ?
– Oui, un nom. Or, j’ai mal ouï celui-ci.
– Alors, tout est bien, Robert. Dors… Tout est bien.
III
Le soleil brillait sur Limoux. La neige avait fondu. Quelques boursouflures d’un gris noirâtre subsistaient à la base des murailles et des
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