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Le pas d'armes de Bordeaux

Le pas d'armes de Bordeaux

Titel: Le pas d'armes de Bordeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Naudin
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était soudain désaccoutumé de tout, enfermé dans une armure d’indifférence plus impénétrable que la vraie. Du moins voulait-il qu’il en fût ainsi.
    Si le passé se manifestait parfois par quelques images fugitives sur lesquelles venaient s’imprimer quelques visages – Argouges, Francisca, le prince d’Aquitaine et plus fréquemment Tancrède -, l’avenir ne lui suggérait rien. Était-il vraiment angoissé ? Souffrait-il comme il eût fallu qu’il souffrit ? Oui dans son corps, dans ses viscères, non dans une âme qui semblait attirée par les abîmes d’ombre où sa destinée se cachait. Il avait déjà éprouvé cette crainte sans nom, ce sentiment de faiblesse, cet écartèlement entre ce qu’il avait vécu et le mystère de ce qu’il allait devoir vivre. Le vent dont le flot se déchiquetait contre les merlons tourbillonnait autour de lui comme pour le faire choir sur les dalles où tant d’hommes avaient chu, mortellement frappés par les Anglais. Il ne tomberait pas. Il allait devoir vivre ou plutôt continuer de vivre. Comment ? Avec Tancrède, son existence à Rechignac avait été belle et bonne. Sans heurt. La continuité des délices charnelles, les plaisirs des galops dans les champs en contrebas… Les gifles du vent, ils les avaient partagées à la vesprée quand ils faisaient le tour des murailles en se penchant parfois en maints lieux du crénelage pour voir la vallée s’inonder de ténèbres et le ciel de suie se pailleter d’étoiles.
    La présence de la morte l’enveloppa, l’étreignit avec une vigueur presque réelle. Elle était là et se riait de son émoi !… Non, il ne s’abandonnerait pas à son pouvoir.
    « Nous partirons meshuy ! Je ne dois plus m’attarder. »
    Il avait froid au point que son nez coulait. Il l’essuya de son avant-bras et s’aperçut que le velours élimé de son pourpoint était imprégné de la senteur de Tancrède ; celle de sa peau si blanche et si tiède, celle de son intimité. Tant de richesses charnelles pour aboutir au malheur… Était-ce juste ? Elle eût fait revivre le château. Fallait-il penser que cette imposante demeure était derechef condamnée à la ruine ?
    Le vent multipliait ses cinglons. Il fallait redescendre.
    Sur l’étroit escalier accédant à la cour, une bourrasque courba Tristan en avant. Il dut s’asseoir pour éviter d’être précipité dans le vide. Une bourrasque qui avait exhalé un cri, le cri de Tancrède ; celui qui traversait ses moments de plaisir.
    Quand il rejoignit Paindorge, il se sentait mieux. C’était bon de retrouver cette présence taciturne et fidèle.
    – Il faut que Rechignac vive, même petitement, sinon il sera maudit.
    – Ce n’est pas à nous, messire, d’en décider. C’est à eux.
    Paindorge désignait du doigt les deux charpentiers, les trois soudoyers et les enfants qui jouaient à taper du sabot dans une boule de paille.
    – Tu as raison, Robert, c’est à eux. Je vais leur en donner les moyens.
    *
    Tancrède fut ensevelie au milieu de la cour, entre la chapelle et le puits, vêtue de sa chemise et enveloppée du drap mouillé de son sang. Richard et Jacquelin, les fossoyeurs, avaient proposé de l’étendre dans un cercueil. Tristan les en avait dissuadés : les morts de Rechignac gisaient à même la terre ; elle ne pouvait faire exception à une coutume instaurée lors du siège de la forteresse.
    Loin des femmes, des hommes et des enfants assemblés autour de la sépulture, Paindorge allait et venait, morose. Il allait devoir quitter Perrine. Tancrède par sa mort dénouait précipitamment les minces liens d’une amourette qu’il eût souhaité rompre autrement sans savoir, d’ailleurs, de quelle façon.
    Les hommes, les femmes et les enfants jetèrent sur le corps une poignée de terre mêlée de cailloux. Ensuite, la plupart se réunirent devant le puits, ignorant la fosse que Yolande, Ydain et Perrine comblaient à grandes pelletées.
    – Qu’est-ce qu’on va faire ? questionna Castagnou un vieux soudoyer.
    Les meschins s’entretinrent à voix basse. Qu’est-ce qu’on allait faire ? Qu’allait-il advenir de leur communauté ?
    Tristan les rejoignit. Jacquelin le plus sage, sans doute, d’entre eux ne s’emberlicoqua d’aucun préambule :
    – Messire, dites-nous ce qu’on va devenir.
    Assis sur la margelle, Richard demeurait immobile, les lèvres serrées, les yeux secs, écoutant les bruits des pelles et les sabotements

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