Le petit homme de l'Opéra
me tue à vous persuader que ces morts ne sont pas fortuites !
— Je sais, Joseph, je sais, mais je dois me convaincre de la probabilité de nos déductions. Ne vous fâchez pas, nous sommes un tandem, ce qui importe c'est le résultat, non ?
La sonnette de la porte tinta, Mathilde de Flavignol jaillit.
— Ah, monsieur Legris, quel plaisir de vous voir ! Plus jamais je n'irai applaudir Mme Sarah Bernhardt. Quel toupet ! Elle estime que la bicyclette provoque des conséquences dangereuses et même graves !
Victor se propulsa habilement vers l'issue de secours.
— Bonjour, madame. Joseph, je sors un quart d'heure, je vais acheter le canard et en profiter pour fouiner chez les bouquinistes des galeries de l'Odéon, je suis presque certain d'avoir remarqué ce fameux Colloque entre Monos et Una , en anglais. Cela renflouera notre tiroir-caisse, good bye !
— C'est ça, va acheter ton canard et laisse-moi me dépêtrer avec la moukère, grogna à mi-voix Joseph.
— Monsieur Pignot, susurra Mathilde de Flavignol, pourquoi use-t-on du terme canard pour définir un quotidien ?
Exaspéré, Joseph maîtrisa le tremblement de sa voix.
— Cela vient d'un pamphlet paru sous la Révolution : « Le canard qui mange cinq de ses frères et qui est mangé à son tour par un colonel. »
— C'est absurde !
— Évidemment ! Cette idiotie a donné lieu à l'expression « canard » pour désigner les journaux publiant des histoires invraisemblables et par la suite s'est étendue à l'ensemble de la presse.
Il fulminait. Il venait d'avoir une idée géniale concernant son roman, Le Canard démoniaque . Il comptait utiliser un fait divers lu récemment. Tout en répondant de manière allusive à Mme de Flavignol, il feuilletait le calepin où il l'avait collé.
« On déplore la mort d'un couple de canards mandarins familiers des promeneurs du bois de Vincennes. Ces volatiles, messagers du printemps, ont dû engloutir une substance toxique. Y aurait-il des gens malintentionnés au point de supprimer d'innocents palmipèdes ? »
Vite, écrire avant que l'inspiration ne s'évanouisse :
Le canard démoniaque renversa du bec le flacon de mort-aux-rats dans la canalisation qui alimentait la pièce d'eau où se baignaient les deux tourtereaux Léonide et Sigismond. Et voilà que...
— Nom d'un Glockenspiel fêlé ! Ce détail m'avait échappé, nous devons le vérifier dare-dare
Victor se faufila dans la librairie en catimini et se précipita au sous-sol. Joseph en confia la surveillance à Mme de Flavignol, interloquée, et le talonna.
— Demain, cher beau-frère, dites adieu à la rue Vivienne, nous allons au bois de Vincennes. Kenji va rouspéter, je m'inspirerai d'un roman de M. Courteline, je trouverai un prétexte pour me défiler sans m'attirer ses foudres.
— Joseph, vous me désaxez. Quel rapport entre les œuvres de Courteline et un subterfuge pour vous tirer d'embarras auprès de Kenji ?
— Vous n'avez pas lu Messieurs les ronds-de-cuir ? Lacune à combler. C'est l'histoire d'un type employé à la Direction des Dons et Legs qui va au boulot à reculons. À chacun de ses retards, il allègue à son chef de service qu'il a perdu un beau-frère, une tante, un oncle, son père, sa mère ; il va jusqu'à affirmer que sa petite sœur se marie deux fois dans l'année et que la grande accouche à trois mois d'intervalle. En fait, il passe son temps à enterrer les uns, à marier les autres ou à assister aux baptêmes des rejetons de sa nombreuse parentèle.
— Vous espérez faire gober ce genre d'élucubrations à Kenji ? Et pourquoi devrais-je vous suivre au bois de Vincennes ?
— À cause de canards indûment occis.
Samedi 10 avril
Attablés face au lac des Minimes où une flottille de bateaux minuscules assaillait les barques de louage, Victor et Joseph s'abreuvaient d'un vermouth cassis en s'appliquant à chasser de leur esprit la mimique outrée de Kenji. Que Victor fût absent un samedi était prévu, bien que ce fût le meilleur jour de vente de la semaine. Mais que Joseph soutînt être obligé d'apporter incontinent à Georges Courteline une série de cartes postales retraçant les prouesses du chevalier Bayard, voilà qui outrepassait la mesure !
— Je vous assure, patr... monsieur Mori, M. Courteline m'a ordonné de la lui remettre aujourd'hui au Napolitain , sans faute à une heure.
— Je vous préconise de vous délester de ce colis encombrant en un temps record, je vous accorde
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