Le pianiste
de
condamnations à mort auraient dû être ordonnées pour ce seul motif à travers le
territoire polonais sous contrôle allemand… Mais il nous a fallu longtemps pour
nous apercevoir que toutes ces proclamations n’avaient aucun poids, et que les
véritables dangers fondaient sur nous sans le moindre préavis, comme un coup de
tonnerre dans un ciel d’été, sans être précédés d’aucun de ces avertissements ou
de ces règlements fantaisistes.
Les « lois » ne s’appliquant qu’à la population
juive ont bientôt fait leur apparition. Ainsi, il a été édicté qu’une famille
juive n’avait pas le droit de détenir plus de deux mille zlotys chez soi, toutes
ses autres économies ainsi que ses objets de valeur devant être déposés en
banque, sur des comptes bloqués. Parallèlement, les Juifs étaient enjoints de
remettre leurs biens immobiliers aux Allemands. Bien entendu, pratiquement
personne n’a été assez naïf pour abandonner de plein gré ses possessions à l’ennemi.
Comme tous les autres, nous avons ainsi résolu de dissimuler nos modestes
richesses, qui se limitaient à la chaîne et à la montre en or de mon père, ainsi
qu’à cinq mille zlotys.
Le choix de la meilleure cachette a donné lieu à un débat
houleux entre nous. Père défendait des méthodes déjà éprouvées avec succès au
cours de la guerre précédente : évider un pied de la table de la salle à
manger, par exemple.
« Et supposons qu’ils l’emportent avec eux ? a
rétorqué Henryk d’un ton sarcastique.
— Sottises ! s’est-il exclamé, contrarié par la
remarque. Qui en voudrait, de cette table ? »
Il a contemplé un moment d’un œil critique le plateau de
noyer dont l’éclat était terni çà et là par des traces de verres renversés et
dont le vernis s’effritait peu à peu à un endroit. Puis, résolu à la priver de
toute valeur marchande, il s’est penché dessus, a glissé un ongle sous l’une
des craquelures et l’a fait sauter, mettant ainsi à nu le bois.
« Mais qu’est-ce qui te prend, enfin ? » s’est
indignée Mère.
Henryk, lui, préconisait une tactique d’un grand raffinement
psychologique. Il a expliqué qu’il fallait laisser la montre et les billets
bien en évidence : occupés à fouiller les recoins les plus improbables, les
Allemands ne les remarqueraient même pas. Finalement, nous sommes parvenus à un
compromis. La montre a été dissimulée sous la commode, la chaîne dans le manche
du violon paternel, et l’argent dans la feuillure de la fenêtre.
Bien qu’alarmés par la sévérité de ces nouvelles réglementations,
les gens ne perdaient pas courage : ils se confortaient dans l’idée que
les Allemands pouvaient céder Varsovie à la Russie soviétique d’un moment à l’autre,
et que des zones qu’ils occupaient uniquement pour préserver les apparences
reviendraient à la souveraineté polonaise dès que possible. Aucune ligne de
démarcation n’ayant encore été établie le long de la Vistule, ceux qui
arrivaient en ville de l’une ou l’autre des rives certifiaient qu’ils avaient
vu de leurs propres yeux des troupes russes qui à Jablonna, qui à Garwolin… Mais
ces « témoins » étaient aussitôt suivis par d’autres qui soutenaient
d’un ton aussi catégorique avoir assisté à la retraite des Russes de Vilna et
de Lvov, toutes deux passées instantanément sous contrôle nazi. Dans ces
conditions, comment savoir à qui accorder du crédit ?
Bien des Juifs, cependant, ont décidé de ne pas attendre l’entrée
de l’armée Rouge dans Varsovie, préférant liquider leurs biens et s’en aller à
l’est, la seule direction dans laquelle ils pouvaient encore échapper aux
Allemands. Presque tous mes amis musiciens avaient choisi cette solution et me
pressaient de partir avec eux, mais ma famille a choisi de rester sur place.
L’un de ces collègues est réapparu deux jours après son
départ couvert de bleus, indigné, sans son sac à dos ni un zloty en poche. Aux
abords de la frontière, il avait vu cinq Juifs pendus par les mains à des
arbres, à moitié nus, et fouettés sans pitié. Et il avait assisté à la mort du
Dr Haskielewicz, qui avait eu le malheur d’annoncer aux soldats allemands en
faction qu’il entendait se rendre sur l’autre rive : pistolet au poing, ceux-ci
l’avaient contraint à entrer dans l’eau et à marcher droit devant lui jusqu’à
ce qu’il perde pied et se noie. Mon ami
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