Le pianiste
contre
moi.
Je me suis mis à descendre les marches une par une, en
criant de toutes mes forces :
« Je suis polonais ! Ne tirez pas ! Je suis
polonais ! »
Très vite, des bruits de pas précipités sont montés des
étages inférieurs. Et puis le visage juvénile d’un officier polonais, l’aigle
national sur son béret est apparu derrière la balustrade. Il me tenait en joue.
« Les mains en l’air ! »
Comme je reprenais mes vociférations, il est devenu rouge de
colère et a hurlé en retour :
— Polonais ? Alors pourquoi il faut venir te chercher
jusqu’ici, nom d’un chien ? Et ce manteau allemand, qu’est-ce que tu fais
avec ? »
Il a fallu que lui et ses hommes m’examinent plus
attentivement, acceptent d’écouter mes explications et se concertent avant de
parvenir à la conclusion que je n’étais pas allemand. Ils m’ont annoncé qu’ils
allaient m’emmener à leur base afin que je puisse me laver et me restaurer, mais
je n’étais pas encore pleinement rassuré : ne me réservaient-ils rien d’autre,
là-bas ?
De toute façon, je n’étais pas en mesure de les suivre tout
de suite. Il fallait d’abord que j’accomplisse le vœu que je m’étais fait
pendant ces mois de solitude absolue, et qui consistait à embrasser le premier
Polonais que je rencontrerais à la chute du règne nazi. Cela s’est révélé moins
simple que je ne l’avais imaginé : le jeune lieutenant s’est longtemps
refusé à se prêter à ce caprice, se protégeant derrière toutes sortes d’arguments,
à l’exception de celui qui motivait réellement sa réticence mais qu’il était
trop charitable pour exprimer de but en blanc. C’est seulement après que je l’eus
gratifié d’un baiser qu’il a sorti une petite glace de sa poche, l’a placée
devant ma figure et m’a glissé avec un sourire : « Là, tu peux
constater quel bon patriote je fais, maintenant ! »
Après deux semaines de repos et de bons traitements dans
leur caserne, enfin propre et rasé, j’ai pu retrouver les rues de Varsovie en
homme libre, sans éprouver la peur qui ne m’avait pas quittée depuis près de
six ans. Je me suis dirigé à l’est, vers Praga, jadis un faubourg lointain et
déshérité sur l’autre rive de la Vistule, mais qui était désormais tout ce qui
restait de la capitale, les Allemands n’ayant pu y mener aussi radicalement qu’ailleurs
leur entreprise de destruction.
Je marchais sur une grande artère que je me rappelais
toujours encombrée de véhicules, maintenant déserte et flanquée de ruines. Aussi
loin que mes yeux pouvaient porter, il n’y a pas un seul immeuble encore intact
et je devais sans cesse contourner des tas de gravats, voire les escalader
comme des éboulis barrant un chemin de montagne. Alors mes pieds se prenaient
dans un fouillis de fils télégraphiques et de câbles de tramway arrachés, dans
des lambeaux de tissu qui avaient décoré des appartements ou habillé des êtres
depuis longtemps disparus…
Un squelette humain reposait contre un mur de façade, au
pied de ce qui avait été une barricade au temps de la révolte. Sa stature était
frêle, les os fins, délicats : une jeune fille, certainement, d’autant que
de longs cheveux blonds pendaient encore du crâne. La chevelure est la partie
du corps qui résiste le plus longtemps à la décomposition. À côte du squelette,
une carabine rouillée. Sur les débris de veste qui enveloppaient encore le bras
droit, il y avait un brassard rouge et blanc où les lettres « AK [5] »
avaient été mangées par la brûlure des balles.
De mes sœurs, il ne reste rien, pas même de pauvres
ossements comme ceux-là. Regina, si belle, Halina, l’enfant sérieuse, ont
disparu et je ne trouverai jamais au moins une tombe sur laquelle prier pour le
repos de leur âme.
Je me suis arrêté, reprenant mon souffle. Mon regard, a
dérivé vers le nord de la ville, vers le ghetto, ses cinq cent mille Juifs
assassinés… Il n’en demeurait aucune trace. Les Allemands étaient allés jusqu’à
renverser les derniers murs des maisons incendiées.
Demain, je devais entamer une nouvelle vie. Comment y
arriver quand il n’y avait que de la mort derrière moi ? Quelle énergie
vitale pouvais-je tirer de toute cette destruction ?
J’ai repris ma route. Un vent féroce secouait la ferraille
dans les décombres, s’engouffrait en hurlant dans la bouche noire et béante des
fenêtres calcinées. Le
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