Le pianiste
Collège d’éducation
physique où j’écris ces lignes. J’ai à peine conscience de la guerre et
cependant je ne peux avoir l’esprit libre, le cœur léger. De temps à autre, il
y a tel bruit, telle rumeur. Ici, ce sont les incidents survenus à l’arrière du
front qui retiennent toute l’attention : fusillades, attentats, accidents,
etc. À Lietzmannstadt [6] ,
une centaine de personnes ont été fusillées – innocents mais exécutés tout de
même – parce que quelques bandits avaient tiré sur trois officiers de police. Cela
s’est produit également à Varsovie. Loin d’inspirer la terreur et la crainte, ces
actes ne peuvent que stimuler une plus grande détermination encore, un
fanatisme croissant. Sur le pont de Prague, deux garçons des Jeunesses
hitlériennes maltraitent un Polonais ; comme il se défend, ils appellent
un policier allemand à leur rescousse ; alors, le Polonais les abat tous
les trois… Place de la poste, une grosse automobile de l’armée renverse un
pousse-pousse avec trois passagers. Le conducteur est tué sur le coup, la
voiture continue en entraînant le petit véhicule sous sa caisse, avec encore un
homme pris au piège de l’attelage. Un attroupement se forme mais l’automobile
ne s’arrête pas, non, quand bien même un soldat allemand tente de lui barrer la
route. Finalement, les débris se prennent dans les roues de la voiture, l’obligeant
à stopper. Ses occupants descendent, dégagent ce qui reste du pousse-pousse et
repartent.
À Zakopane, certains Polonais ont omis de remettre leurs
skis aux autorités. Après une fouille des maisons, deux cent quarante habitants
sont envoyés à Auschwitz, ce camp de concentration si redouté à l’est du pays. Là-bas,
la Gestapo torture jusqu’à la mort. On conduit ces malheureux dans une cellule
et on les élimine sommairement en les gazant. Les gens sont sauvagement battus
pendant les interrogatoires. Et il y a des cachots réservés aux traitements les
plus inhumains : par exemple, ils attachent quelqu’un par les bras à un
poteau qu’ils redressent, laissant la victime pendre là jusqu’à s’évanouir ;
ou bien ils l’enferment dans une cage où il ne peut se redresser et ils
attendent qu’il perde connaissance. Quelles méthodes diaboliques ont-ils encore
pu inventer ? Combien de personnes absolument innocentes restent détenues
dans leurs prisons ? Et la nourriture se fait chaque jour plus rare. La
famine se répand dans Varsovie.
Tomaszow, le 26 juin 1942
J’entends un orgue et des chants catholiques dans l’église. J’entre.
Des enfants tout en blanc se tiennent devant l’autel. C’est leur première
communion. La nef est pleine de monde. Ils viennent d’entonner le Tantum
ergo et le prêtre administre sa bénédiction. Je le laisse me bénir moi
aussi. De petits innocents priant Dieu, ici dans cette ville polonaise, là-bas
en Allemagne, ou ailleurs… Et dire que dans quelques années ils s’entretueront
les uns les autres, aveuglés par la haine ! Même dans l’ancien temps, quand
les peuples avaient plus de sentiments religieux et appelaient leurs maîtres
les Rois Très-Chrétiens, les choses ne se passaient pas autrement qu’aujourd’hui
où les gens se détournent de la foi. L’humanité semble condamnée à faire le mal
plus que le bien. Le plus grand idéal, sur cette terre, est l’amour du prochain.
Varsovie, le 23 juin 1942
En lisant les journaux et en écoutant les nouvelles à la
radio, on pourrait avoir l’impression que tout va très bien, que la paix est
proche, que la guerre a déjà été remportée et que l’avenir du peuple allemand
est des plus prometteurs. Quant à moi je n’arrive simplement pas à y croire. Ne
serait-ce que parce que l’injustice ne peut triompher à long terme, et parce
que la manière dont les Allemands gouvernent les pays qu’ils ont conquis
provoquera tôt ou tard une résistance. Il me suffit de voir ce qu’il en est ici,
en Pologne. On ne nous dit certes presque rien, mais nous pouvons tout de même
nous former une image assez claire de la situation grâce à toutes les
conversations et à tous les commentaires que nous arrivons à entendre. Et si
les méthodes d’encadrement, l’oppression des autochtones et les menées de la
Gestapo sont ici particulièrement brutales j’imagine qu’il en va sans doute de
même dans les autres territoires conquis.
Partout la terreur ouverte, partout l’usage
Weitere Kostenlose Bücher