Le pianiste
matinée, l’artillerie
a recommencé à gronder sur le front de la Vistule, jusqu’alors silencieux. Les
obus n’atteignaient pas le quartier où je me trouvais, et cependant les murs et
le sol tremblaient sous ce tonnerre constant, les plaques de zinc du toit
vibraient, le plâtre s’effritait sur les parois intérieures… Ce devait être ces
fameuses roquettes soviétiques, les « katyouchas » dont nous avions
tant entendu parler avant le soulèvement de Varsovie. En proie à une joyeuse
excitation, j’ai cédé à une impulsion qui, dans ma situation, constituait une
impardonnable folie : j’ai avalé une casserole d’eau entière !
Trois heures plus tard, le pilonnage de l’artillerie lourde
s’est arrêté peu à peu mais je n’ai pas retrouvé mon calme pour autant. Cette
nuit-là, je n’ai pas fermé l’œil. Si les Allemands décidaient de défendre les
ruines de la capitale, le combat rue par rue risquait de commencer d’un instant
à l’autre et je pouvais être tué, un obus ou une balle perdue venant mettre un
point final à mes tribulations.
Le silence n’a été rompu qu’aux premières heures du matin, et
par le son auquel je m’attendais le moins : celui de puissants
haut-parleurs installés quelque part non loin de l’immeuble. Ils diffusaient un
communiqué annonçant, en langue polonaise, la défaite de l’Allemagne et la
libération de Varsovie.
Les nazis s’étaient retirés sans se battre.
Dès qu’il a fait assez jour, je me suis préparé
fiévreusement à ma première sortie hors du bâtiment. Mon officier m’avait
laissé un manteau militaire allemand dans lequel je m’enveloppais quand je
descendais chercher de l’eau, et je l’avais déjà enfilé quand j’ai soudain
entendu le pas cadencé des soldats dans la rue, ce bruit si familier… Les
Soviétiques et les Polonais avaient-ils battu en retraite, brusquement ? Abasourdi,
perdu, je suis retombé sur ma couche, où je suis resté prostré jusqu’à ce que
mes oreilles perçoivent quelque chose d’absolument bouleversant, quelque chose
dont j’avais été privé pendant des mois : des voix de femmes et d’enfants,
qui se parlaient et se répondaient calmement, comme si la guerre n’avait été qu’un
cauchemar. D’un coup, l’ancien temps était de retour, l’époque où les mères
pouvaient aller dans la rue, se rencontrer, promener leurs petits… J’ai dévalé
les escaliers et j’ai passé la tête par la porte d’entrée pour observer l’avenue.
C’était un matin brumeux. Dans la lumière grise, à ma gauche, pas très loin, j’ai
vu une femme soldat campée sur le trottoir, son uniforme difficilement
identifiable à cette distance. Une autre femme, un ballot sur le dos, arrivait
de la droite. Quand elle été à quelques pas, je me suis risqué à la héler :
« Bonjour. Euh, excusez-moi… »
La gorge serrée, je n’ai pu que lui faire signe d’approcher.
Elle m’a regardé fixement puis, laissant tomber sa charge, elle a détalé à
toutes jambes en hurlant « Un Allemand, un Allemand ! »
La soldate a pivoté sur ses talons. Dès que ses yeux se sont
posés sur moi, elle a levé son pistolet automatique et elle l’a déchargé sur
moi. Les balles ont déchiré le mur, me couvrant de poussière de plâtre. Sans
réfléchir, je me suis jeté dans l’escalier et je suis remonté à mon refuge.
Quelques minutes plus tard, lorsque je me suis glissé jusqu’au
vitrail, j’ai constaté que l’immeuble avait déjà été encerclé. J’ai entendu des
miliciens s’interpeller en descendant dans les caves, puis il y a eu des coups
de feu, des explosions de grenades…
Cette fois, la passe que je traversais était aussi
dramatique qu’absurde : j’allais être abattu par des volontaires polonais,
dans Varsovie enfin libéré, alors que mes souffrances devaient s’achever, et
cela à cause d’une confusion idiote ! Affolé, j’ai essayé de trouver le
moyen de leur expliquer que j’étais un compatriote avant qu’ils ne m’expédient
dans l’autre monde en croyant punir un Allemand en fuite. À ce moment, un
nouveau groupe s’est présenté devant l’immeuble. Ils portaient un uniforme bleu.
Ainsi que j’allais l’apprendre plus tard, c’était un détachement de gardes-frontières
qui passait dans l’avenue par hasard et avait été appelé à la rescousse par les
soldats. J’avais donc deux unités appartenant à deux armes différentes
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