Le pianiste

de la force, les
arrestations… Chaque jour, on rafle les gens, on les fusille. La vie d’un être
humain, et a fortiori sa liberté individuelle, est devenue quantité
négligeable. Seulement, l’amour de la liberté est enraciné en chaque individu, en
chaque nation. Elle peut être niée temporairement mais non à jamais. L’Histoire
nous enseigne que les tyrannies ne durent pas. Et maintenant nous avons un
crime de sang sur notre conscience, l’assassinat affreusement injuste des
habitants juifs de ce pays. Il y a une entreprise d’extermination des Juifs qui
est en cours. Tel a été l’objectif de l’administration civile allemande depuis
l’occupation des régions orientales, et ce avec l’aide active de la police et
de la Gestapo, mais il semble qu’il doive s’appliquer maintenant, de façon
radicale, à une plus vaste échelle encore.
    De sources différentes et toutes dignes de foi, nous
apprenons que le ghetto de Lublin a été vidé, que les Juifs ont été tués en
masse ou chassés dans les forêts, et que certains d’entre eux ont été
emprisonnés dans un camp proche. Des témoins venus de Lietzmannstadt et de
Kutno racontent que les Juifs, hommes, femmes et enfants, sont asphyxiés dans
des unités de gazage mobiles, que les cadavres sont dépouillés de leurs habits
avant d’être jetés à la fosse commune et que ces vêtements sont ensuite
recyclés dans des usines textiles. On rapporte des scènes effrayantes de là-bas.
Mais il y a maintenant des témoignages selon lesquels le ghetto de Varsovie
subirait en ce moment le même sort. Quatre cent mille personnes y sont
enfermées et ce seraient des bataillons de miliciens lituaniens ou ukrainiens
qui seraient chargés de l’opération, à la place des policiers allemands. Il est
difficile de croire de telles choses et pour ma part j’essaie de ne pas leur
accorder de crédit, non pas tant par inquiétude pour l’avenir de notre peuple, qui
devra expier ces monstruosités un jour ou l’autre, mais parce que je n’arrive
pas à penser qu’Hitler poursuive un but pareil, ni qu’il y ait des Allemands
capables de donner de tels ordres. Si c’est par malheur le cas, il ne peut y
avoir qu’une explication : ce sont des malades, des anormaux ou des fous.
     
     
    25 juillet 1942
     
    En admettant que ce qui se raconte en ville soit vrai – et
les sources dont je dispose sont tout à fait crédibles –, il n’y a plus aucun honneur
à porter l’uniforme d’officier allemand et personne ne saurait accepter une
telle situation. Mais je ne peux y croire, non.
    La rumeur soutient que trente mille Juifs vont être raflés
cette semaine dans le ghetto, puis déportés quelque part à l’est. En dépit de
tout le secret qui entoure ces opérations, les gens disent savoir ce qui se
passe là-bas : il a été construit aux environs de Lublin des chambres qui
peuvent être surchauffées au moyen d’un puissant courant électrique, selon la
technique employée dans les crématoires. De pauvres gens sont emmenés dans ces
pièces où ils sont brûlés vifs, et de cette façon il est possible d’en tuer des
milliers chaque jour en s’épargnant la peine de les fusiller, de creuser des
fosses communes et de les y jeter. La guillotine des révolutionnaires français
reste loin derrière, en terme d’efficacité, et même dans les caves de la police
secrète de Russie on n’a pas conçu de technique d’extermination plus
vertigineuse.
    Mais tout ceci n’est que de la folie pure, sans doute. C’est
impossible, impossible… On se demande d’ailleurs pourquoi les Juifs ne se
défendent pas. Mais il est vrai que beaucoup d’entre eux – la plupart, en fait
– sont tellement affaiblis par les privations et la misère qu’ils ne pourraient
opposer la moindre résistance.
     
     
    Varsovie, le 13 août 1942
     
    Un commerçant polonais expulsé de Posen au début des
hostilités a monté boutique ici. Je lui achète souvent des fruits, des légumes.
Pendant la Première Guerre mondiale, il a servi sous l’uniforme allemand quatre
années durant sur le front occidental. Il m’a montré ses papiers militaires. Voilà
un homme dont la sympathie va naturellement aux Allemands mais qui reste et
restera un Polonais, avant tout. Et il est atterré par l’affreuse cruauté, la
sauvagerie bestiale de ce que les Allemands sont en train de perpétrer dans le
ghetto.
    Il est impossible de ne pas se demander encore et encore
comment une telle