Le piège de Dante
la tête en direction de Giovanni. Ce qu’il vit dans ses yeux confirma l’impression de délabrement mental de la religieuse, qu’il avait perçu comme un souffle angoissant dès son entrée dans la cellule. Il écarta les pans de son manteau et s’assit sur le tabouret ; Arcangela lui tournait presque le dos. Giovanni prit le tabouret et le déplaça pour se retrouver à son côté.
— Bien... Je vous laisse, dit la Mère supérieure. S'il y a la moindre chose, Votre Excellence, faites-moi appeler.
Ce disant, elle s’en fut et referma la porte derrière elle, laissant là Giovanni et Arcangela. Ils restèrent silencieux de longues minutes. Tandis qu’il détaillait encore ce visage étroit, qui autrefois avait dû être, en effet, celui d’une ravissante comédienne, Giovanni songeait à ces voix qui, de plus en plus, s’élevaient à Venise – y compris parmi les religieuses elles-mêmes – pour témoigner de l’enfer conventuel que vivaient quotidiennement certaines « épouses du Christ ». Chez la plupart d’entre elles, le service du Seigneur procédait d’une volonté intime et sincère; mais beaucoup d’autres avaient été contraintes à cette claustration, parfois dès leur plus jeune âge. Elles entraient au couvent à dix ou douze ans, du seul fait de la contrainte paternelle ou de la tradition familiale. Certaines vivaient quarante, cinquante ou soixante ans dans le silence de monastères tels que celui de San Biagio, ou de Sant’Anna, à Castello. Aux nonnes de la première heure s’ajoutait le cortège des victimes d’amours blessées, de mariages déçus, celles dont la jeunesse avait refusé de se plier aux exigences d’unions forcées, ou à l’indignité d’une mise aux enchères. Des bataillons de femmes qui n’avaient eu d’autre choix que le couvent ou le mariage de raison. Les plus lettrées d’entre elles accusaient la République de tyrannie, parfois au grand jour. L'image de Luciana Saliestri repassa dans l’esprit de Giovanni. Elle, pour échapper à ce genre de destinée, avait dû user de toutes les armes que la nature lui avait offertes. La lèvre du sénateur trembla. Luciana, pour qui il se serait damné, Luciana libertine et rebelle – mais pure, au fond, si pure... Il en était sûr, il en avait toujours été convaincu. Luciana et sa quête infinie, cherchant sans jamais le trouver son paradis sur terre. Giovanni avait voulu tout lui donner sans jamais vraiment la conquérir. Luciana et ses courses folles vers son illusoire jardin des plaisirs. Entre l’absolue réclusion et la libération spasmodique, c’était vers le même néant que filaient nonnes et courtisanes.
Arcangela était toujours perdue dans ses méditations. Oui, songea Giovanni, elle devait sans doute à la compassion de la Mère supérieure d’être encore ici, plutôt qu’à l’asile de fous, cet endroit lugubre sur l’île de San Servolo, gouffre d’outre-tombe, repaire des rejetés de la terre. Un autre enfer, et un vrai, celui-là. A quoi Arcangela pouvait-elle bien penser, à l’instant où Giovanni l’observait? Peut-être se souvenait-elle de ses propres funérailles – ce jour où, au cours d’une funèbre cérémonie, elle s’était retrouvée face contre terre au milieu des cierges, sous les litanies. N’était-elle pas déjà morte, avant même d’arriver à San Biagio ? A demi folle, à demi paralysée. Prise de voile, odieuse nuit que celle de ses secondes noces avec ce Dieu qui lui avait enlevé son mari et que, peut-être, elle rendait aussi secrètement coupable de l’étrangeté de son fils. Marcello avait dû le comprendre, il avait dû lire cette incompréhension dans les yeux dévots et embrumés de sa mère. Comme un insupportable reniement, au profit d’un autre Père, qui refusait tout autant de le reconnaître. Giovanni passa machinalement une main sur sa bouche. Il se souvenait de cet opuscule d’une religieuse qu’il avait lu, deux ans plus tôt : La foi, entre lumière et enfer. Ecrit par l’une des deux soeurs de lait Morandini. Parfois, les jeunes filles d’une même famille se retrouvaient à trois ou quatre au couvent. Avec tout cela, il était inévitable que surviennent certains dérapages. On avait vu des nonnes danser devant des parloirs au son des fifres et des trompettes ; on avait eu vent de fêtes interdites, de conversations politiques organisées par les recluses, avec le concours de leurs amants. Pietro Viravolta lui-même
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