Le piège de Dante
avait dû son incarcération à ce genre de scandales, lorsque autrefois il allait retrouver la comtesse Coronini dans le secret du monastère; ou bien c’était cette mystérieuse M, qui, sans trop de peine apparemment, fuguait du couvent de Santa Maria degli Angeli, à Murano, pour le rejoindre dans l’un des casini de Venise... Mais là encore, les Dix avaient charge de traquer les liaisons outrageantes comme celles-là, et de punir furieusement les coupables. L'image d’Emilio Vindicati passa à son tour comme une ombre devant les yeux de Giovanni.
Il se pencha.
— Arcangela... Je m’appelle Giovanni Campioni. Je voudrais vous parler de... la dernière fois que Marcello est venu vous voir.
Elle fronça les sourcils. Un vague sourire éclaira son visage. Elle étira un long cou de cygne, révélant une grâce qui surprit Giovanni. En même temps, ce sourire ne laissait pas d’être inquiétant.
— Marcello... oui... comment va-t-il ?
Giovanni se racla la gorge et bougea sur son tabouret, embarrassé. Il joignit les mains.
— Arcangela... Vous vous souvenez de ce qu’il vous a dit, la dernière fois ?
— Marcello... C'est mon fils, vous savez. Je l’aime. C'est Marcello. Il est aimé du Seigneur, comme moi. Un enfant béni, oh oui. Je prie pour lui, très souvent. Comment va-t-il ?
— Il est venu vous voir? Il vous a parlé... de théâtre ? De son travail au San Luca ?
Arcangela s’immobilisa soudain, comme si elle avait vu ou entendu quelque chose d’étrange. Elle venait de lever une main et de porter un doigt à ses lèvres. Chut! dit-elle. Puis elle regarda fixement un point du mur de sa cellule, l’air concentré. Giovanni suivit des yeux la même direction – mais il n’y avait rien, ou du moins rien qui eût pu attirer l’attention. Arcangela, pourtant, semblait bel et bien voir quelque chose.
— De temps en temps, Marcello vient me voir, dit-elle. Le jour, ou la nuit.
— Quand était-ce, la dernière fois ?
— Hier. Je crois que c’était hier.
Giovanni fronça les sourcils à son tour, puis ses traits affichèrent une expression de grande tristesse. Il aurait aimé tendre la main à cette femme, l’extirper de cet autre monde où elle était allée se réfugier...
— Non, Arcangela. Ce n’est pas possible. Etes-vous sûre qu’il s’agit bien d’hier ?
Arcangela se renfrogna, ramenant un poing sous son menton, réfléchissant de nouveau. Elle avait soudain des mimiques de petite fille. Elle cherchait, loin, si loin...
— Hier... Non, pas hier. Demain, peut-être ? Oui, c’est ça. Il viendra demain. N’est-ce pas ?
Giovanni refréna un soupir. Il craignait d’être venu ici pour rien. Il se tut, tandis qu’Arcangela continuait de répéter, pour elle-même : Hier ? Demain. Ou après-demain... Il hésita encore une bonne minute. Il y avait peut-être un moyen plus efficace de la réveiller. La charité naturelle de Giovanni répugnait à renoncer à toute délicatesse; mais le temps lui était compté et il n’avait d’autre choix que celui de la brutalité des mots. Peut-être un choc suffirait-il à redonner plus de netteté aux souvenirs de la religieuse.
— Arcangela... Parlez-moi de l’autre homme qui est venu vous voir. Parlez-moi du Diable, Arcangela.
Le résultat ne se fit pas attendre ; le visage d’Arcangela se figea soudain comme un masque. Elle chercha avec frénésie son chapelet, abandonné sur la table. De ses doigts tremblants, elle commença à l’égrener en murmurant une prière. Ses yeux étaient à présent allumés d’une lueur de panique.
— Oh oui, je l’ai vu, Messer , il est venu à moi, pour me faire peur. Il est venu un soir... Oh, il ne m’a pas dit qu’il était vraiment le Démon, mais moi, je l’ai reconnu! Le Seigneur m’avait mise en garde de sa venue, je l’avais vu en rêve...
— Arcangela, c’est très important : qui était-il ?
— Il a voulu me faire peur... Il m’a dit que je mourrais et que j’endurerais les mille tourments de l’enfer, avant et après cela. Que je serais complètement paralysée et que rien, pas même la lumière de Dieu, ne pourrait me sauver. Il me parlait avec douceur, cette douceur amère dont seul peut user le Tentateur, l’Impie, l’ange rebelle... Il m’a dit de me taire à tout jamais dans le silence de ce monastère, ou que je resterais entre ses mains pour l’éternité. Il pensait que Marcello m’avait parlé de lui – oui, nous parlions longuement, et
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