Le piège de Dante
serpent et tête de mort, que vous allez rejoindre les ombres. N’est-il pas juste, après tout, que le pécheur périsse de l’objet que ses mains avilies ont façonné? Vous êtes celui du Troisième Cercle, Spadetti. Vous ne comprenez pas, mais ce n’est pas grave. Sachez seulement que cela sera votre dernier et unique titre de gloire.
Federico eut encore un hoquet, puis il s’effondra sur le sol, tandis que l’homme achevait :
— Au bout du chemin, il y a l’Enfer, Spadetti.
Il se tourna alors vers le four et ses yeux se perdirent dans les braises rougeoyantes.
Une heure plus tard, son office achevé, Minos eut un sourire satisfait.
— Décidément, vous me soufflez, Federico Spadetti, dit-il.
Andreas Vicario, membre du Grand Conseil, célèbre pour son incomparable Libreria , sa bibliothèque infernale, sise en plein coeur de Venise, se retourna après avoir une dernière fois contemplé son oeuvre.
Puis il s’éloigna, ses pas retentissant dans le silence des vastes halles de l’atelier.
Le stylet de verre ensanglanté tomba en tintant sur le sol.
QUATRIÈME CERCLE
CHANT X
Arsenal et belles dentelles
L'effervescence dans l’atelier de Federico Spadetti n’avait rien à envier à celle des jours précédents; mais à celle-ci, il fallait ajouter une nuance de taille : la présence d’une trentaine d’agents dépêchés par les Dix et la Quarantia , qui interrogeaient l’un après l’autre les ouvriers, employés et apprentis des halles de Murano, sans compter le personnel des autres verriers membres de la Guilde, disséminés en différents sites de l’île. Ce déploiement subit masquait bien mal le désarroi du Doge et d’Emilio Vindicati. Un nouveau coup venait d’être porté aux autorités. Emilio fulminait. Ligotés et bâillonnés à l’entrée de l’atelier, les quatre hommes chargés de la surveillance du verrier avaient été agressés avant même d’avoir pu donner l’alerte. A présent, le Minor Consiglio , le Conseil restreint de Francesco Loredan, était avisé de ce qui se tramait; l’émoi était à son comble. Pietro, lui, se trouvait avec Brozzi à deux pas du local où il avait épluché le registre de Federico quelque temps plus tôt, à l’endroit même où, la veille au soir, Spadetti avait reçu Minos. La robe de cristal était tachée de sang. Blafard et silencieux, le regard halluciné, Tazzio épongeait la collerette de verre filé, à l’extrémité supérieure de la robe, avec des gestes d’automate. Eternel corbeau chargé des basses besognes, Antonio Brozzi, le médecin de la Quarantia , était arrivé une heure plus tôt avec sa sacoche noire et son improbable caducée, qu’il balançait d’avant en arrière tout en caressant sa barbe blanche.
— Désolé de vous donner encore du travail, lui dit Pietro.
— Oh, dit Brozzi, ne vous inquiétez pas.
Il avait eu un sourire qui tenait davantage de la grimace.
— C'est la routine, Viravolta. N’est-ce pas ? La routine.
Puis, soupirant, il s’était attelé à cette nouvelle énigme.
Le corps de Federico Spadetti avait d’abord été mis en pièces ; puis glissé au four. Des débris de verre – comparables à ceux que l’on avait trouvés aux pieds de Marcello Torretone, au théâtre San Luca – traînaient sur le sol. Federico Spadetti avait été soufflé , dans les cylindres de métal et au bout de pinces de fer, comme les verres dont il s’occupait traditionnellement. Il en résultait des chairs pendantes et des os broyés en circonvolutions diverses, dessinant les arabesques les plus inattendues et les plus effroyables. Une nouvelle oeuvre d’art, en quelque sorte, qui se passait de mots. C'était à son alliance, miraculeusement tombée sur le sol non loin des restes de son cadavre, que Tazzio avait identifié son père. Federico n’avait pas paru à l’atelier ce matin-là et les premiers apprentis avaient découvert Tazzio seul au milieu de cette boucherie. Tazzio, au retour de ses galantes échappées sous l’ altana de Severina, avait cherché son père sans résultat une partie de la nuit, avant de se rendre à l’atelier pour vérifier qu’il ne s’y trouvait pas. Depuis, il n’avait pas prononcé un seul mot, en dehors de ceux que ses compagnons avaient entendus lorsqu’ils l’avaient découvert agenouillé ainsi, devant la robe de cristal : « C'est mon père... On l’a tué. Tué, on l’a tué. C'est mon père... »
— Je commençais à m’inquiéter,
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