Le piège de Dante
se disséminaient à présent dans les halles et les bassins. C'était le branle-bas de combat et l’on chuchotait déjà que l’affaire était d’une extrême gravité. Alors que Pietro interrogeait l’un des constructeurs publics dans une fonderie, on vint le trouver avec de nouveaux registres. Comme à leur habitude, les Oiseaux de feu avaient manoeuvré dans l’ombre, au nez et à la barbe des Dix et de la Quarantia . Minos avait commandé la construction de deux frégates légères, mais ce n’était rien encore : ce que découvrit Pietro à cette occasion lui glaça les sangs. Il ne fallut guère de temps pour croiser les informations de l’Arsenal avec celles des autorités militaires de la ville. Quinze personnes furent interpellées. Aucune ne put révéler l’identité de Minos, qui semblait manifestement n’opérer que par d’obscurs intermédiaires. Pietro circula un moment au milieu des registres, des boulets de canon sortis des fonderies, des mortiers et barils de poudre garnissant par centaines les entrepôts. Puis, en fin d’après-midi, il s’empressa d’aller trouver Emilio Vindicati. Il n’en revenait pas, et pourtant, ce qu’il devait lui apprendre était parfaitement réel.
— L'Orchidée Noire !
On avait discrètement annoncé Pietro. Il trouva Emilio dans la Salle du Collège ; Francesco Loredan, lui, siégeait en ce moment même avec les membres de son Conseil restreint. Emilio n’était pas seul : un homme d’une trentaine d’années se trouvait avec lui. Le visage mince, la peau si blanche qu’on eût dit du marbre, cet homme avait des doigts de pianiste et un air éthéré qu’atténuait le filet d’une barbe soigneusement coupée. Il portait une ample chemise blanche et une veste dont l’apparence, les couleurs et la coupe traduisaient aux yeux de Pietro, familier de toutes les élégances, une provenance française. Emilio envoyait à cet invité de la République de larges sourires et forçait un peu les rodomontades. Lui parlant tantôt en français, tantôt en italien, il le flattait manifestement pour son « immense talent » et s’inclinait devant le « privilège de le recevoir au coeur de la Sérénissime ». Pietro ne tarda pas à en apprendre davantage.
— Ah ! Messer , je vous présente Pietro Luigi Viravolta de Lansalt, l’un des... hum... conseillers spéciaux de notre gouvernement, dit Emilio, toujours un brin obséquieux. Pietro, voici Maître Eugène-André Dampierre, artiste peintre de renom, qui a accompagné jusqu’ici Son Excellence l’ambassadeur de France. Maître Dampierre exposera prochainement ses oeuvres dans le narthex de la basilica San Marco . Des oeuvres d’inspiration religieuse, de toute beauté, Pietro.
Maître Eugène-André Dampierre s’inclina avec componction. Pietro lui rendit la pareille.
— Pourrais-je avoir un entretien avec vous, Emilio ? demanda Pietro. Le moment est peut-être mal choisi, mais la chose est d’importance.
Le visage d’Emilio se crispa momentanément, puis il se tourna vers Dampierre et, lui prenant les mains avec chaleur, lui dit :
— Saurez-vous me pardonner un instant, Maître ? Les affaires de la cité ne nous laissent pas de répit. Je reviens d’ici quelques minutes.
— Je vous en prie, dit Dampierre en s’inclinant encore.
Emilio entraîna Viravolta dans une salle voisine.
— Le nouvel ambassadeur de France est arrivé, Pietro, dit Vindicati ; il est actuellement en séance avec le Doge et son Conseil restreint . La passation de pouvoirs officielle a eu lieu dès hier soir; son prédécesseur est déjà reparti. De ce moment, la protection de sa personne, de ce Dampierre et de Loredan ne vont cesser de m’accaparer. La sécurité de tout ce monde ne sera pas une mince affaire, et nous ne devons rien révéler de ce qui se passe ici. Les réceptions officielles se borneront pour le moment à des entrevues au palais, mais notre nouveau venu voudra visiter la ville ; à l’invitation du Doge, il va être associé à toutes les fêtes de l’Ascension, et nous sommes contraints d’en redoubler le faste. Il participera aux manifestations publiques, et nous avons peu de temps pour nous y préparer. Cerise sur le gâteau : figure-toi que Son Excellence veut profiter un peu des menus plaisirs vénitiens – et en partie incognito, si possible. Il est déjà prévu qu’il se rende demain à la soirée de bal organisée par Andreas Vicario, à Canareggio... Te rends-tu compte? J’ai
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