Le piège de Dante
dit Brozzi. Presque une semaine sans vous revoir, Viravolta, vous et un autre cadavre invraisemblable... Mpfh !
Le peu qui restait de Federico Spadetti avait été disposé dans un bac et mélangé à de la terre glaise; le bac était disposé sous une arrivée d’eau et avait été copieusement arrosé. Il en résultait une boue pestilentielle. Sur le bac, à la craie, on avait écrit :
Noi passavam su per l’ombre che adona
La greve pioggia, e ponavam le piante
Sovra lor vanità che par persona.
Nous passions parmi les ombres que terrasse
La pluie lourde, et nous mettions les pieds
Sur cette vanité qui semble corps.
— Le châtiment du Troisième Cercle, dit Pietro. Naturellement.
— Les Gourmands, dit Brozzi en haussant les sourcils.
— Couchés dans la boue, sous une pluie noire et glaciale. Pietro contempla la tourbe noirâtre mélangée dans le bac.
— La Chimère est de plus en plus drôle.
— Que voulez-vous que je tire de cela ? demanda Brozzi en plongeant une spatule dans cette boue épaisse qui, autrefois, avait été le souffleur de verre.
Pietro se détourna et regarda en direction de Tazzio. La robe resplendissait maintenant, mais le garçon continuait de la nettoyer. Pietro attrapa un tabouret et alla se placer à ses côtés. Autour de lui, sous les halles de l’atelier, les agents de la Quarantia poursuivaient leurs investigations. L'affliction du jeune homme ne pouvait manquer de toucher Pietro. L'allusion de l’ennemi à la cupidité de Spadetti avait sans doute échappé à Tazzio, inconscient des tenants et des aboutissants réels du drame. Mais cette vision d’horreur – son père réduit à de la glaise informe, comme l’Adam biblique avant même sa conception – le hanterait à tout jamais. Pietro, lui aussi, était consterné et furieux; si des soupçons pesaient sur le verrier, il n’avait pas prévu que la Chimère pût chercher à s’en débarrasser si vite, et en de telles circonstances. Il enrageait. Il était urgent de réagir.
— Dis-moi, mon garçon, dit Pietro. Tu te souviens de moi ?
Tazzio, absent, ne répondit pas.
— Crois bien que... je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver qui a fait cela. Je connais la douleur de perdre un être proche. Je devine à quel point tu souffres, même si je sais aussi que les mots, en de telles circonstances, sont de piètres consolations.
Il leva une main, hésita. Doucement, il la posa sur l’épaule du jeune homme.
— Le moment est peut-être mal choisi, mais j’ai besoin d’aide. Pour retrouver ce... Minos. Car c’est lui, n’est-ce pas? En avais-tu déjà entendu parler?
Tazzio ne répondait toujours pas, clignant seulement les yeux en continuant de lustrer le pelage de cristal.
Pietro fit encore quelques tentatives pour en apprendre davantage auprès du garçon; en vain. Il décida de ne pas insister et rejoignit les autres enquêteurs de la Quarantia pour interroger les ouvriers. Au bout d’une demi-journée, il fallut se rendre à l’évidence : seules trois personnes avaient entendu parler de Minos, même si la plupart d’entre elles, à un moment ou à un autre, s’étaient attelées à la fabrication des fameuses lentilles de verre. Et nul n’était en mesure de révéler l’identité exacte de l’ennemi.
Pietro s’était de nouveau assis sur le tabouret, Tazzio non loin de lui ; il essayait de rassembler ses pensées, de récapituler les faits. D’abord, il y avait eu Marcello et la broche de la courtisane Luciana Saliestri, abandonnée sur les planches du théâtre San Luca. Cette broche l’avait conduit au sénateur Giovanni Campioni.
Pietro se mettait à présent à parler tout seul.
— Marcello Torretone, agent du gouvernement... Admettons que le prêtre Caffelli, au courant de la double identité de Marcello, ait découvert l’existence des Oiseaux de feu. Il s’en ouvre à Marcello, qui réunit de nouvelles informations, mais n’a pas le temps de les transmettre au Conseil des Dix. Il est assassiné au San Luca. Dans le même temps, l’un des Oiseaux rencontre et possède Luciana Saliestri, lui vole la broche du sénateur et la dépose au théâtre pour l’incriminer. A moins qu’elle-même ne fasse partie de la secte et n’ait donné la broche délibérément... Une manière de faire d’une pierre deux coups, et de pousser les autorités à l’élimination des doux réformistes comme notre sénateur Campioni.
Pietro passa une main dans sa
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