Le piège de Dante
l’impression de marcher sur la tête.
— Eh bien tu n’es pas au bout de ta peine, Emilio, dit Viravolta, l’air sombre. Notre visite à l’Arsenal m’a fait découvrir des éléments nouveaux et totalement affolants.
Il y eut un silence. Emilio leva vers Viravolta un regard inquiet :
— Que veux-tu dire ?
— Tout cela a été planifié de longue date. Dieu sait comment, mais Minos est passé outre au contrôle des commandes publiques ; il s’est fait construire à ses propres frais – ou avec des fonds de l’Etat détournés, qui sait? – deux frégates dont nous ignorons tout; cela est déjà en soi extraordinaire et pourtant, ce n’est encore rien. Vois-tu, il y a six mois, l’Arsenal a mis à flot deux galères qui devaient croiser dans le golfe, la Sainte-Marie et le Joyau de Corfou . Tiens-toi bien : les galères ont disparu il y a deux jours, quelque part dans l’Adriatique. Ni l’Arsenal, ni aucune de nos magistratures ou de nos autorités militaires ne savent ce qu’elles sont devenues.
Nouveau silence.
— Tu... tu veux dire que..., balbutia Emilio.
Pietro lui prit le bras :
— La Sainte-Marie et le Joyau de Corfou sont équipées de soixante et quatre-vingt-dix pièces de canons, Emilio. Dieu sait ce qu’elles feront lorsqu’elles reviendront au port...
Vindicati porta une main à son front.
— C'est de la folie... Penses-tu vraiment que Minos soit en train d’armer des galères contre nous ?
— Je suis prêt à tout croire, depuis ce que j’ai vu à la villa Mora. Minos, Virgile, la Chimère, je ne sais s’il s’agit d’une seule et même personne ; mais une chose est sûre : les Oiseaux de feu sont partout, comme le prêtre Caffelli l’avait dit, et l’administration de la République est mouillée jusqu’au cou. Tu m’entends? C'est pire que tout ce que nous pensions.
Emilio accusa le coup. Tous deux entendirent au loin s’ouvrir les portes de la salle où le Doge avait siégé avec le Minor Consiglio , pour recevoir l’ambassadeur de France et lui adresser leur mot de bienvenue. Une faible rumeur, accompagnée de quelques exclamations de joie, leur parvinrent. Emilio s’appuya sur le bras de Viravolta et chercha désespérément à se recomposer un visage décent.
— Et on me demande de faire des courbettes à toute la terre! Porca miseria ! Pietro, je dois m’occuper d’eux. Je t’en prie, je te donne tous pouvoirs pour continuer l’enquête lorsque je ne serai pas disponible. Sois là demain soir pour le bal de Vicario, tu ne seras pas de trop. Et en attendant, chasse les Oiseaux de feu, moi je m’occupe du Doge et de nos chers politiques.
Pietro acquiesça en silence, puis ils regagnèrent la Salle du Collège, où se trouvait toujours le peintre Eugène-André Dampierre ; enfin, Emilio, écartant les bras, un large sourire sur les lèvres, se dirigea vers le Doge et l’ambassadeur. Ce dernier était un homme d’une cinquantaine d’années, le front ridé, des boucles de cheveux blancs dépassant de son chapeau. Il portait une veste rouge et bleu, lisérée d’or, et un pantalon blanc; des décorations de tous ordres encombraient sa poitrine. Il écoutait Loredan qui, dans sa robe de pourpre et d’hermine, le sceptre en main, lui parlait en souriant comme à son plus vieil ami. Pietro leva les yeux et croisa la toile de la Victoire de Lépante.
Il se dit que la partie était loin d’être gagnée.
Luciana Saliestri venait de se lever, à quelques pas de son altana dominant le Grand Canal, et de ce divan rouge où elle avait déjà accueilli Pietro une première fois, lorsqu’il était venu l’interroger dans sa villa. A l’arrivée de l’Orchidée Noire, et non sans distiller adroitement ses allusions, elle lui avait proposé une partie de dominos. Elle étalait maintenant les pièces devant elle, sur une table basse finement ouvragée, entre deux tasses de café. Elle sourit, fit un clin d’oeil tandis que Pietro, assis devant elle, regardait se déployer les charmes et les formes ravissantes de la courtisane. Elle lui envoya un regard espiègle, son doigt vint se poser sur sa bouche, avant de passer sur ses pommettes soulignées de rose, non loin de cette mouche qu’elle portait à la commissure de ses lèvres. Sa robe à friselis de dentelle lui dégageait la gorge et les épaules ; son pendentif en forme de dauphin tombait jusqu’à la naissance de ses seins, rotondités sublimes que l’on devinait palpitantes sous le tissu.
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