Le piège de Dante
ouailles avec une autorité de comédie. Je m’en suis inspiré. Mes Oiseaux de feu sont de la plus haute distinction, et ma farce s’est déroulée au mieux. Mais soyez-en sûr : au-delà de la plaisanterie, tous ceux que j’ai recrutés nous seront fidèles.
— Nous verrons cela, dit von Maarken.
Ses yeux brillèrent, tandis qu’il regardait les flammes de la cheminée.
— Bientôt, oui, nous verrons... Venise tombera en quelques heures... Alors, sur un plateau d’argent, j’offrirai à l’Autriche le verrou de la mer. Le plus beau, le plus sublime des joyaux. Et vous... vous serez récompensé comme il se doit, ainsi que nous en sommes convenus. Mon gouvernement y veillera, croyez-moi.
Eckhart von Maarken balaya machinalement une poussière de sa veste, claqua la langue et termina d’un trait son verre de vin.
La nuit était déjà avancée lorsque Viravolta s’aventura sous le balcon de la villa de Santa Croce où se trouvaient les appartements d’Octavio. Chapeau et tabarro noirs, un masque sur le visage, emmitouflé dans une longue cape, les mains gantées, il n’avait gardé au côté que son épée à pommeau d’or, et l’inévitable fleur à sa boutonnière.
L'oeil plissé, il commença par évaluer la distance qui le séparait du troisième étage. Il hésita quelques instants, puis se décida à siffler, comme il le faisait autrefois. Une fois, deux fois... Là-haut, rien ne bougeait. Anna dormait-elle déjà? Il y avait, pourtant, de la lumière. Et si jamais Ottavio se présentait, l’Orchidée Noire n’aurait qu’à se glisser dans l’ombre, sous le porche. Il siffla encore, puis regarda à droite et à gauche. Personne. Il fallait prendre une décision.
Allez, Anna, entends-moi !
Il s’apprêtait à grimper lorsque quelque chose bougea. Il leva les yeux : ce fut pour voir brièvement la silhouette d’Anna, et le liséré de sa chevelure blonde, coiffée en arrière, qui se découpaient à contre-jour, dans l’embrasure de la fenêtre. Il ne pouvait discerner ses traits mais, à la main qu’elle porta à son coeur, sut qu’elle avait deviné l’identité de celui qui se tenait ainsi, au pied de sa villa. La poitrine de la jeune femme se souleva un instant, elle étouffa un cri ; puis, sans un mot, elle fit volte-face et quitta le balcon.
Pietro prit une inspiration et assura son premier appui.
Il ne manquait pas d’agilité. En quelques instants, il parvint au bord des fenêtres du premier étage, puis du deuxième, profitant des aspérités sur le mur et du treillis des balcons. L'obscurité était son alliée. Il s’arrêta un instant lorsqu’en contrebas un porteur bergamasque passa en chantonnant, bientôt suivi par deux Seigneurs de la nuit. Il retint sa respiration ; il eût été fâcheux d’être ainsi découvert, alors qu’il se trouvait suspendu sur le mur comme une araignée. Viravolta craignit un moment de voir ses bottes glisser contre le maigre renfoncement où elles avaient réussi à se loger. Sa cape bruissait doucement dans le vide tandis que, les genoux repliés, il n’esquissait plus le moindre geste, comme pour se fondre dans la paroi contre laquelle il se pressait. Enfin, les hommes disparurent. Pietro releva les yeux, assura encore une ou deux prises, puis, dans un froissement de son vêtement, passa avec nonchalance par-dessus le balcon.
Il atterrit discrètement, à la manière d’un chat. Devant lui s’agitaient des rideaux diaphanes. Lentement, il s’avança. Il s’aperçut que son coeur battait à tout rompre. Derrière les rideaux, il devina une forme allongée.
Il ouvrit les pans qui lui voilaient le regard.
Elle était là, étendue sur un lit à baldaquin rouge. Elle le regardait de ses grands yeux, une expression indécise sur le visage. Partagée entre la joie et la crainte, elle le guettait comme un chevreuil aux abois. Son corps était recouvert d’une chemise de nuit où la dentelle le disputait au satin, de couleur bordeaux; une broche d’argent nouait ses cheveux. Ils restèrent ainsi un long moment, lui presque en embuscade entre le balcon et la chambre, et elle, allongée là, sans rien dire. Enfin elle se leva, se précipita vers lui et se jeta dans ses bras. Le baiser qui s’ensuivit balaya d’un trait toutes les misères de l’incarcération de Viravolta, et les tourments qui n’avaient cessé de l’accompagner depuis sa sortie des Plombs. Retrouver la proximité de ce corps charmant, la sensation de ces
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