Le Pont de Buena Vista
marches de la galerie, une jeune Indienne au teint clair. Vêtue d'une courte tunique blanche, les cheveux gerbés tel un casoar sur le sommet de la tête, la visiteuse inattendue lui parut fort jolie. Elle se leva à l'approche de l'ingénieur, inclina la tête et le salua d'un gracieux « good evening, Sir », dans cet anglais colonial teinté d'accent créole que la femme du pasteur enseignait depuis un quart de siècle aux jeunes filles de la meilleure société indigène.
– Que veux-tu ? demanda l'ingénieur.
– Vous tenir compagnie, sir, dit-elle humblement.
Desteyrac savait que l'île comptait quelques prostituées, des mulâtresses ou des octavonnes pour la plupart, fort discrètes et cantonnées dans le Sud, près du village des pêcheurs d'éponges. Les marins célibataires de la flotte Cornfield ou les matelots de passage étaient leurs seuls clients, avec les jeunes Blancs, fils de colons d'Eleuthera et de Cat Island, les îles les plus proches. Ces garçons de familles puritaines, tourmentés par le désir, n'hésitaient pas à faire plusieurs heures de navigation pour connaître l'étreinte de femmes qui remplissaient avec application, gentillesse – et l'autorisation du maître de l'île – une sorte de mission sociale. Les Lucayens, Indiens, métis ou Noirs trouvaient ailleurs de quoi satisfaire gratuitement leurs appétits.
Charles, interloqué, considéra la jeune fille silencieuse qui, les yeux baissés, lui faisait face dans cette pénombre crépusculaire qui fluidifie tous les contours, charme des soirées bahamiennes. « S'il s'agit d'une prostituée, elle ne manque pas d'audace », se dit-il. Connaissant un peu les femmes arawak, renommées dans tout l'archipel pour leur beauté, leur douceur et leur fidélité, il constata que l'intruse, frêle et timide, au regard craintif, possédait port élégant et distinction naturelle.
– Je n'ai pas besoin de compagnie, mais c'est aimable à toi d'avoir pensé à moi. Tu peux rentrer chez toi, dit Desteyrac, courtois.
La demoiselle parut contrariée par ce congé. Elle inclina la tête, confuse.
– Sorry, Sir , finit-elle par articuler d'une voix étranglée en descendant les trois marches de la galerie.
– Attends un instant. Qui t'a envoyée ?
– Mossu Poko, l'hindou de sir Carver. Il m'a dit que son maître, il veut qu'une jeune fille vienne chez vous, parce que vous êtes seul. Alors, il m'a choisie. Il connaît mon père, le cordonnier.
– Le major Carver ! s'exclama Charles.
Les bruits de voix firent apparaître Timbo. Comme à son habitude, le jeune Arawak, guetteur attentif, s'était jusque-là tenu immobile dans l'ombre de la galerie.
– Dis-moi, sais-tu pourquoi cette demoiselle est là, et qui l'a envoyée ? demanda Desteyrac.
D'un mouvement de tête, le domestique signifia à la visiteuse d'approcher, lui dit une phrase en dialecte, puis l'invita à s'éloigner un peu tandis qu'il venait vers Charles.
– Mossu l'Ingénieu' est jeune et puissant. Il a besoin de femme, n'est-ce pas ? Majo' Ca'ver a pensé à belle jeune fille pour fai'e plaisi' la nuit.
– Non, vraiment ! J'ai peu de goût pour les prostituées, Timbo, dit Charles, plus amusé qu'offensé.
– C'est pas p'ostituée, mossu ! C'est jeune fille de bonne famille a'awak, bien éduquée, fille qu'a pas connu l'homme, mossu. Elle sait anglais et espagnol. Elle a app'is à l'école, répliqua Timbo, indigné qu'on eût pris une femme de sa race pour une prostituée.
– Une vierge ! Que veux-tu que je fasse d'une vierge ? Je n'ai pas pour habitude de déflorer les demoiselles, même de bonne famille ! protesta Charles en riant.
Pendant cet échange, l'intéressée, figée à quelques pas, le visage caché dans les mains, offrait le parfait spectacle de la désolation. Charles la trouva pitoyable.
– Chez nous, les Taino de la t'ibu des A'awak, nos ancêt'es ont vu les p'emiers les Blancs de l'Espagne, venus avec C'istofo Colombo sur not'e île Guanahani. Faut savoi' qu'une fille peut pas ma'ier un ga'çon si elle a pas connu l'homme, et que l'homme a pas dit qu'il a été contenté. C'est le p'emier homme qui peut di'e si elle fe'a bonne épouse. Pe'sonne veut ma'ier fille vie'ge, expliqua Timbo.
– Chez nous, vois-tu, Timbo, c'est plutôt le contraire ! s'exclama Charles.
– Chez les Taino des A'awak, c'est honneu' pou' jeune
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