Le Pont de Buena Vista
paysans vont le jeter dans Lusca Hole pour amadouer le monstre.
– Et ils y jettent aussi les épouses infidèles ! C'est un crime que lord Simon, détenteur, m'a-t-on dit, de haute et basse justice au nom du gouverneur de l'archipel, devrait punir, non ?
– Les gens d'ici s'entendent pour dire que ces malheureuses femmes sont tombées dans le trou accidentellement. Inutile de faire preuve d'une curiosité excessive, car aucun témoin ne se manifesterait. C'est une autre particularité insulaire, cher ami, que le respect des coutumes ancestrales. De la même façon qu'une Taino vierge ne peut trouver de mari, une femme adultère ne trouvera pas de défenseur. Ce que nos îliens nomment, dans leur anglais bizarre, cornutation – le fait, pour un mari, de porter des cornes, d'être cocu, diriez-vous à Paris – est un crime impardonnable. Lusca est donc fort utile pour combattre les instincts luxurieux des épouses légères ou insatisfaites, et faire tenir tranquilles les enfants turbulents.
– Un cruel père Fouettard, ce Lusca, dont rien, heureusement, n'atteste l'existence ! souligna Charles.
– Ce qui accrédite cette légende et l'appétit féroce de Lusca est le fait que l'on trouve parfois, sur la plage, les ossements des animaux qui lui ont été offerts, et même des débris de squelettes humains. Car, comme vous le savez, les trous bleus communiquent avec l'océan par des galeries souterraines. On a cent fois constaté, très scientifiquement, que les marées et les courants entraînent les objets jetés dans les trous bleus et les rejettent sur le rivage. Il n'y a donc nul mystère dans tout ça.
Comme Desteyrac se taisait, Edward Carver appela Poko, fit apporter une bouteille de porto, emplit les verres et reprit la parole.
– Pour les Lucayens, tous les trous bleus sont à éviter, et vous n'y feriez pas plonger un Indien ou un nègre pour tout l'or du monde. D'où la stupeur que répandirent les scaphandriers, dit Carver.
– Je sais. Timbo affirme que celui qui descendra dans la fuente del Ángel, que doivent explorer, dès leur retour, Bartley et Malory, ne reverra jamais le soleil, précisa Charles.
– Il arrive aussi que les habitants des trous bleus servent d'alibi. Ainsi, Dolphin Hole, résidence, dit-on, d'un séduisant dauphin. On dit qu'il s'empara, un matin, d'une jeune fille venue laver son linge dans l'eau douce, à la surface du trou bleu. Le soir, on ne retrouva que son seau et sa planche à laver sur la berge. Plusieurs mois passèrent et la jeune fille reparut, avec une rondeur du ventre qui ne laissait aucun doute sur son état. Elle dit être enceinte des œuvres du dauphin, avec qui elle assurait avoir vécu, comme envoûtée, une folle passion dans une grotte sous-marine ! Au jour de l'accouchement, toute l'île était en émoi. Uncle Dave, alors jeune médecin, ne savait que penser. Le cacique de l'époque, le père de celui que vous connaissez, disait que les sirènes naissent d'une femme et d'un grand animal marin. On s'attendait donc à voir notre fille séduite mettre au monde un enfant mi-fille, mi-dauphin. Or, ce fut à un beau petit garçon, au teint clair et aux cheveux blonds, qu'elle donna le jour ! On prit cela comme preuve de la mansuétude des zemis à l'égard d'une vierge séduite par le dauphin !
– Après tout, nous avions déjà Léda et le Cygne, Europe et le Taureau… Pourquoi refuser au dauphin ce qu'on accorde à l'oiseau et au bœuf ? Jupiter a pu se faire dauphin à Soledad…, commenta Charles en riant.
– On raconte encore que le dauphin, désespéré d'avoir perdu sa compagne, sort la nuit de son trou bleu pour l'appeler, ajouta Carver, faussement sérieux.
– La Belle et la Bête version bahamienne ! plaisanta Charles.
– Là encore, nul mystère, hélas ! La jeune fille finit par avouer ce que nous avions compris depuis longtemps. Elle reconnut avoir fait une fugue avec son amant, un Blanc marié, qu'elle refusa de nommer. Connaissant la crédulité de ses parents et toutes les légendes des trous bleus, elle s'était cachée un temps sur Cat Island, avec la complicité de son séducteur, après avoir imaginé cette fable pour dissimuler sa faute.
– La vérité est encore plus romanesque que la légende, observa Desteyrac.
– Ne le répétez pas, mais le bruit courut à l'époque, dans l'archipel, que le séducteur était un Cornfield ! confia le
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