Le Pont de Buena Vista
avec flegme, mais le regard rieur.
Le récit que fit l'ingénieur de la visite de Wyanie, la fille du cordonnier, ne pouvait étonner sir Edward.
– Il est exact, cher ami, que c'est Poko qui l'a envoyée chez vous, à ma demande, après une conversation que j'ai eue hier avec votre ami Murray, reconnut sans gêne Carver.
– Comprenez que votre sollicitude et celle de Malcolm, en un tel domaine, me paraissent un peu… comment dirais-je, osée, indiscrète, pour ne pas dire… scabreuse ! déclara Charles sur un ton badin.
Il ne voulait pas donner au major le sentiment qu'il prenait son initiative pour offense, encore moins qu'il opposait à celle-ci un conformisme puritain.
– Allons, allons, un gaillard de votre trempe ne peut pas, ne doit pas rester trop longtemps sans femme ! Certains appétits humains s'atténuent avec l'âge, j'en sais quelque chose. Mais vous êtes jeune, et…
– Certes, mais cette façon qu'ont les Taino des Arawak de faire déflorer leurs filles par le premier venu me trouble. Même si, après tout, je suis prêt à sacrifier au rite, dit Charles, égayé par les propos de sir Edward.
– Vous n'êtes pas le premier venu, cher ami. Pour les Taino, les plus purs de nos Indiens, venus d'Amérique centrale se réfugier au IX e siècle dans l'archipel, vous êtes un personnage considérable. Bel homme, venu d'au-delà des mers, instruit, bâtisseur de ponts, vous jouissez de la considération de lord Simon et de celle de votre serviteur. On sait aussi que lady Lamia chante vos louanges. Croyez bien que la famille de Wyanie, que j'ai connue petite fille, appréciera votre… collaboration, expliqua Carver, malicieux.
– Cette coutume est d'un autre âge, et j'avoue qu'il me gêne d'en user. Je me mets à la place de la jeune fille qu'on oblige à offrir sa virginité à un étranger. Elle doit être affreusement humiliée, observa Charles.
– L'humiliation ne pourrait venir que de votre refus, Charles. Vous n'êtes ni à Londres, ni à Paris, ni à Boston. Si, à Soledad, comme sur d'autres îles, l'adultère est puni, chez les Taino des Arawak la virginité d'une fille, passé quinze ans, est considérée comme une tare. À seize ans, une vierge ne trouve plus de prétendants. Ou seulement un veuf chargé d'enfants. Si elle ne quitte pas l'île pour aller ailleurs s'embaucher comme servante, elle restera avec ses parents qui devront l'entretenir jusqu'à leur mort. Elle sera le souffre-douleur de ses sœurs et la risée des garçons. Elle ne pourra même plus assister au goombay , la fête des Lucayens au cours de laquelle garçons et filles dansent et chantent en se trémoussant, avec une immodestie provocante, au son des tambours en peau de chèvre, des scies et de l'accordéon offert par lord Simon. Je conçois vos scrupules, mais faites-les taire, comme, j'imagine, votre ami Murray a su le faire, d'après ce qu'il m'a lui-même rapporté. Et puis, sachez que les parents préfèrent voir leur fille déflorée par un étranger, à qui elle ne s'attachera pas et qui ne s'attachera pas à elle, plutôt que par un indigène qui aura des exigences, précisa le major.
– Curieuse coutume ! Et si je prenais goût à cette Wyanie ? osa Charles.
– Pas de ça, mon ami. Vous ne la reverrez pas avant qu'elle soit mariée. Et alors, attention ! Si vous entreteniez une relation avec une femme mariée, celle-ci risquerait sa vie.
– Malcolm m'a déjà mis en garde. Je sais que les Arawak ne plaisantent pas avec la fidélité conjugale, dit l'ingénieur.
– J'ai connu au moins deux épouses adultères qui ont péri noyées dans Lusca Hole, le trou du monstre, indiqua le major.
– J'ai remarqué que Timbo, lorsqu'il me conduit au sud de l'île, fait toujours un détour pour ne pas passer près de ce trou bleu. Il le dit différent des autres, mais il élude toutes mes questions.
– Son silence ne m'étonne pas. Ce trou bleu, un de ceux que nos Lucayens superstitieux évitent le plus d'approcher, est censé abriter Lusca, le plus redouté des monstres, dont le chef de famille logerait dans un grand trou bleu de l'île Andros. Lusca, que personne n'a jamais vu, tient à la fois de la pieuvre et du requin. Si l'on trouble l'eau, il sort de son antre sous-marine, vous saisit avec ses multiples bras et vous entraîne dans les abysses pour vous dévorer. Quand un mouton ou un cochon meurt de maladie, les
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