Le Pont de Buena Vista
plongeurs, quand il vit surgir, au milieu des barques indigènes, un voilier à bord duquel se tenaient lady Lamia et Ounca Lou. Quand la voile fut abattue, deux rameurs mirent les avirons à l'eau, tandis que Fish Lady et sa filleule se saisissaient de harpons aux pointes barbelées. Après un échange de propos avec les ramasseurs d'éponges, elles se tinrent prêtes à intervenir en cas d'apparition d'un requin.
C'est Lamia qui, la première, aperçut Charles. Elle lui adressa un signe de la main qu'imita aussitôt Ounca Lou. Il vit la jeune fille s'entretenir et rire avec sa marraine, puis sauter à l'eau pour nager résolument vers la plage dans sa direction. Quand, ayant pris pied, elle avança sur le sable jusqu'aux rochers où il était assis, Charles fut à même d'admirer l'allure de cette jeune femme dont les proportions rappelaient l'harmonie calculée de la statuaire grecque. Une chasuble de coton coupée à mi-cuisse, son seul vêtement, lui collait au corps, ne laissant rien ignorer de la rondeur des hanches, de la taille élancée, des seins libres dont les pointes tendaient l'étoffe mouillée.
– Il est écrit quelque part que vous m'apparaîtrez toujours sortant de l'onde ! lança gaiement l'ingénieur.
Il se leva, lui tendit la main pour l'aider à escalader le rocher. Elle s'assit près de lui, reprit son souffle et sourit.
– Il y a longtemps que je ne vous ai vu, dit-elle.
– À qui la faute ? Mais vous ne pouviez pas être à la fois en mer, à Nassau et à Buena Vista, n'est-ce pas ?
Elle perçut le ton ironique et lui posa une main humide sur le bras.
– Vous êtes fâché ?
– Non, je suis jaloux, répondit-il.
Le ton désinvolte indiquait que l'aveu ne devait pas être pris au sérieux. Comme elle se taisait, incertaine, il vint à son secours et désigna les pêcheurs.
– Ces hommes savent retenir longtemps leur respiration, dit-il.
– Très jeunes, ils s'entraînent à rester le plus longtemps possible sous l'eau. Mais ils s'usent les poumons et ne vivent pas vieux. Quand vous viendrez à Buena Vista, je vous conduirai chez les femmes de nos pêcheurs. Elles piétinent les éponges rapportées par leur mari et leurs fils afin d'en extraire la substance vivante de l'animal, le sable et les petits coquillages. Ainsi, l'éponge acquiert souplesse et blancheur, expliqua la jeune fille.
– Quand je me servais d'une éponge à Paris, je n'imaginais pas que des hommes risquaient leur santé, peut-être leur vie, à cause des requins et des barracudas, pour me fournir cet accessoire de toilette dont on ne sait exactement ce qu'il est, reconnut Charles.
– Pour les savants, l'éponge est un zoophyte marin, j'ai appris ça au collège. Pour moi, c'est un bizarre animal, élastique et poreux, qui vit attaché aux rochers d'où nos pêcheurs vont le détacher. Ma marraine vous dira que nos fines éponges bahamiennes sont les meilleures et les plus prisées pour la toilette. Bien plus douces que les éponges de la Méditerranée et de l'Adriatique que pêchent les Grecs et les Arabes. Nous les portons chaque mois à Nassau, où se tient le marché aux éponges. C'est là que sont établis les cours. Elles sont achetées par les agents de la West Indian Produce Association, dont lord Simon Cornfield est administrateur. Dans les entrepôts de Nassau, des femmes habiles à manier les ciseaux donnent aux éponges une forme de boule après les avoir blanchies dans plusieurs bains d'eau additionnée de vinaigre. Chaque mois, des milliers d'éponges, serrées dans des sacs de toile, sont chargées sur les bateaux à destination de Liverpool. De là, elles sont transportées à Londres et livrées, après de nouveaux lavages dans une eau étendue d'acide sulfurique, aux négociants en gros. Plus tard, on les trouve chez les marchands au détail, à Paris, Londres ou Venise. Car nos éponges ne sont pas destinées, comme les éponges grossières, à bouchonner les chevaux ou à laver la vaisselle ! Elles sont faites pour caresser le corps des femmes, monsieur, conclut Ounca Lou avec un clin d'œil malicieux.
Toute fâcherie étant oubliée sans qu'il eût été nécessaire d'en rappeler l'origine, Charles convia Ounca Lou à l'accompagner jusqu'à la maison, qu'elle connaissait déjà, pour se rafraîchir.
– Je dois rejoindre le bateau de marraine pour rentrer à Buena Vista. Si je m'attarde après le départ
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